- C'est l'autre con et sa tordue. Occupe-toi du fric, j'y vais.
La lampe se détourne et la silhouette de Serge masque la lumière. Robert et Gilberte sont toujours sur le seuil. Serge apparaît. Il a revêtu son sac, coiffé son béret, et son visage est masqué par le foulard. Gilberte s'est reculée d'un pas. Robert ne bouge pas.
- Vous êtes des fumiers! grogne Serge. Tirez-vous et bouclez-la, sinon, ça pourrait faire mal!
Sa main droite vient de sortir de derrière son dos. Il descend les deux marches. Quelque chose brille. Il lève le bras. Robert recule. Le goût amer est dans sa bouche. Serge passe devant lui et lui montre la lame, puis il marche vers Gilberte qui recule à son tour.
- Tu entends, dit-il. Toi aussi, la pécore. Occupe-toi de tes vaches et de ton fumier, et boucle-la, sinon gare à tes tripes.
Sa voix est lointaine à cause du bâillon. Elle fait mal, pourtant.
Robert est demeuré interdit quelques secondes. Le goût, le goût amer dans sa bouche... sa gorge qui se noue.
Et puis, soudain, il ne se commande plus. Son corps lui échappe. Il se met à agir sans lui... C'est effrayant: il est un autre... il se regarde agir.
Il s'est baissé, sa main a trouvé tout de suite l'objet que le pied de Gilberte a heurté tout à l'heure. Il se redresse, son bras se lève et il marche sur Serge. Serge fait un pas de côté et lui aussi lève le bras. La lune éclaire tout le coteau derrière lui. La lame brille. Elle tremble un peu.
- Laissez tomber! Laissez tomber, crie Robert. Vous êtes des salauds!
- Tire-toi, je te plante!
Serge s'avance lentement.
Le bras de Robert tourne. Il y a comme un sifflement pareil à celui du vent qui se déchire sur le pignon de la ferme.
- Vous êtes fous! hurle Christophe qui se précipite et s'arrête net, à un pas de Serge.
Le bras de Robert a achevé son cercle. Au bout du sifflement, il y a eu un choc, pas très fort, comme un coup de pioche dans une terre dure.
Serge est saoul. Il est debout, ses genoux fléchissent, il va tomber en arrière... non, il penche en avant... son corps se casse et il tombe lourdement, le front en premier, puis il roule sur le côté et ne bouge plus.
Personne ne bouge.
La barre de fer est très lourde au bout du bras de Robert. Un temps. Sa main s'ouvre... La barre tombe, la pointe en avant.
Robert la regarde. Elle est restée debout, puis, comme Serge, elle verse lentement et se couche sur le sol.
- Vous êtes fous, répète Christophe... Bon Dieu, vous êtes fous!
Sa voix est lointaine, terriblement lointaine... Tout est lointain. Le grand corps de Christophe qui se déplace à présent est flou, presque transparent.
Robert le suit des yeux pourtant. Il le voit s'approcher de Serge, se pencher. Sa main s'avance lentement, puis l'autre. La lampe électrique s'allume et la lumière sale éclaire le visage de Serge.
On ne voit qu'un côté de ce visage, c'est-à-dire un peu de peau entre le foulard et le béret. Christophe arrache le béret. Il empoigne l'épaule de Serge et le fait basculer. Le bras de Serge claque sur le sol. Robert s'est approché. Il se penche. Gilberte aussi s'avance et s'incline. La lumière revient sur le visage de Serge.
Du sang. Sur tout un côté du visage ce n'est plus que du sang...
Au-dessus de l'œil gauche, c'est du sang aussi et quelque chose de blanc qui fait comme du limon.
Un temps. Le vent se tait. Et puis, Gilberte pousse un cri. Une espèce de hurlement à la fois rauque et strident. Elle se retourne et elle se met à courir.
Robert la regarde. Il ne comprend plus. Elle est au ruisseau déjà. Elle saute. L'eau gicle. Elle remonte sur l'autre rive et la voilà qui court à présent dans la partie du coteau baignée de lune. Elle grimpe à travers la friche et son ombre grimpe devant elle.
Christophe s'est relevé. Il a toujours sa lampe éclairée au bout du bras.
- Bon Dieu... Bon Dieu... Tu l'as... Tu l'as...
Sa voix s'étrangle. Robert le regarde. Il a encore son foulard et son béret. Entre les deux ses yeux brillent.
- C'est pas vrai... c'est pas vrai!... c'est pas possible.
Robert balbutie. Il ne sait plus parler. Soudain, il se baisse. Encore une fois, il ne se commande plus. Ses mains empoignent la tête de Serge... C'est chaud et gluant. Le bâillon glisse facilement. Il soulève la tête. Il voudrait parler, il ne peut pas. Il secoue encore la tête de Serge. Le sang coule toujours, il le sent sur ses doigts.
Alors, il lâche cette tête qui retombe. Il se lève. Il regarde Christophe qui n'a pas fait un geste, et puis il se sauve.
Il court tout droit devant lui... Droit... Tout droit en tournant le dos au coteau où Gilberte s'est enfuie.
Il court tout droit vers la nuit.
22
Robert courut longtemps avant de s'apercevoir que quelque chose était changé dans la nuit. Derrière lui, la vallée n'était plus la même. Le cri de Gilberte avait suffi pour tout réveiller.
Les chiens hurlaient. Un seul avait commencé, puis un deuxième, puis tous les autres. À présent, le vent n'était plus le seul bruit. Il y avait aussi des volets et des portes qui claquaient, des gens qui interrogeaient les chiens, les excitaient ou criaient pour les faire taire.
Le vent enflait la voix sans parvenir à dominer ce tumulte et c'était lui, en fin de compte, qui charriait les bruits d'un bord à l'autre du val.
Robert s'arrêta.
Il avait escaladé sans s'en apercevoir la murette et la barrière qui bordent le clos de la mère Vintard. Il regarda autour de lui. La terre râpée, l'herbe grasse sur le talus, des ornières, le bois... Il reconnut le chemin des Froids.
Ses jambes étaient molles. Il souleva la main pour s'appuyer au talus. L'herbe était trempée. Il se trouvait donc à l'endroit où la terre regorge d'eau, où une source se forme et coule jusqu'à l'Orgeole en ravinant le chemin.
Il leva la tête et écouta. Gémissant et craquant, le Bois Noir était là, tout proche.
Robert essaya de réfléchir. Il se demanda où il devait aller. Il pensa à Gilberte et se retourna. En face, la terre n'était plus qu'une grande lueur vague qui dansait. Comme tout demeurait trouble en lui, il se remit à courir dans le sens de la montée.
Dans cette direction, il y avait un chien qui approchait en aboyant. Robert l'entendait, il ne devait plus être bien loin de lui. Il hésita, ralentit, écouta encore.
Il y avait des chiens partout. Devant, derrière, en amont, en aval, partout. Le vent portait de montagne en montagne des hurlements de chiens. Le vent gémissait, le vent aboyait, le vent pleurait. Le vent était un chien énorme et furieux, un chien qui courait partout en mordant la nuit; un chien à mille gueules.
Robert repartit plus vite.
Le bruit le suivait, le harcelait, devenait assourdissant.
Le hurlement du vent et des chiens était partout. La vallée en était pleine. Sa tête aussi lui faisait mal à crier... Sa tête où résonnait encore le cri terrible de Gilberte.
Sans s'arrêter, il passa plusieurs fois sa main sur son front, mais il n'enlevait rien de ce qui lui serrait les tempes.
Il montait, le souffle court, le cœur cognant.
Il allait dans l'ombre sans jamais se retourner. Ses pieds heurtaient les roches saillantes, s'enfonçaient dans les ornières ou glissaient dans la boue aux endroits où le fossé débordait. Plusieurs fois, il faillit tomber. Des branches lui fouettaient le visage.
Il allait atteindre l'endroit où le chemin des Froids sépare le Bois Noir du clos des Bouvier quand le chien déboucha devant lui. Il avait entendu se rapprocher ses aboiements; il avait entendu également la voix du fermier qui excitait sa bête, mais il s'arrêta seulement lorsqu'il vit le chien.
Le chien ralentit. Il se tut un instant puis se mit à grogner en avançant lentement au ras de la haie. Ses yeux luisaient par instants, verts, puis rouges. La queue basse, il creusait l'échine et fléchissait sur ses pattes.