— Tu sais, nous sommes prêts à tout entendre, ajouta Maggie. Ton grand-oncle Frank gagnait sa vie en mettant le feu à tout ce qu’on lui demandait pour frauder les assurances.
Mais Warren tergiversait, déjà accablé par les jérémiades qui allaient suivre. Ses parents imaginaient les pires choses : saltimbanque, politicien, strip-teaseur, carrières impossibles compte tenu du programme Witsec qui interdisait d’apparaître en public. Mais de Warren, on pouvait tout attendre.
— Dis-nous, bordel !
— Je veux devenir menuisier.
— …?
— Menuisier ? répéta Fred pour chercher un sens au mot. Tu veux fabriquer des armoires ?
— Non, ça c’est de l’ébénisterie. Moi je veux travailler le bois pour aménager des espaces.
Fred et Maggie se regardèrent en pensant très exactement la même chose : quelle faute avons-nous commise pour en arriver là ?
Warren aurait été bien incapable de leur expliquer comment était née cette vocation. L’incident déclencheur avait eu lieu quelques années plus tôt, dans la maison normande. Le gosse avait eu besoin d’étagères dans sa chambre et s’était légitimement tourné vers son père, lequel avait fait la sourde oreille, découragé depuis toujours à l’idée de planter un clou. Las d’attendre, il avait demandé à sa mère de trouver une solution, mais toute à ses organisations caritatives, Maggie n’avait pas pris le temps de l’aider elle-même ou de faire appel à un professionnel. De guerre lasse, il s’était rendu tout seul dans un magasin de bricolage et en était revenu avec planches et fixations, et surtout, une mallette d’outillage pour le petit ouvrage.
Avec une patience d’ange, le gosse de quatorze ans, livré à lui-même, avait ouvert des notices, fait des essais, pris des mesures, découpé ses planches à la scie sauteuse et fixé ses chevilles à la perceuse. Le travail de ponçage lui avait procuré un plaisir sensuel, il avait su rendre douces au toucher des découpes rugueuses. Gêné d’avoir raté un rendez-vous qui les aurait rapprochés, Fred était passé voir comment se débrouillait son fils. En jetant un œil sur le kit de bricolage, des souvenirs lui étaient revenus en mémoire. La perceuse lui avait rappelé cette cave dans le Queens, avec ce type attaché à un radiateur, qui avait parlé à la deuxième perforation à la mèche de 16. La scie sauteuse lui avait rappelé Jurgen le maquereau, qui avait oublié de reverser un pourcentage sur ce que lui rapportaient ses filles. Il avait fallu rendre méconnaissable son cadavre, et donc se débarrasser de la tête et des mains. C’était au doux temps où l’empreinte ADN ne leur compliquait pas encore la tâche.
Fred s’était rendu à l’évidence : son fils avait monté un mur d’étagères tout seul. Et elles étaient solides, il s’y était accoudé.
— Je suis fier de toi, mon grand.
C’était faux. Il lui en voulait d’avoir abouti et de s’être passé de son père. Le gosse s’était senti fier jusqu’au vertige d’avoir fabriqué quelque chose de ses mains, et ce quelque chose ferait désormais partie de la maison, et ceux qui viendraient après eux garderaient peut-être sa bibliothèque. Warren avait, ce jour-là, associé l’idée de travail et celle de pérennité. Comment son gangster de père aurait-il pu le mettre sur la voie ?
Quelques mois après son transfert au lycée de Montélimar, il s’était inscrit à une visite au musée des Compagnons, à Lyon. On lui avait expliqué qui étaient ces ouvriers qui apprenaient leur métier à l’ancienne, en faisant un tour de France des meilleures entreprises pour parfaire leurs connaissances dans chaque spécialité. Leur périple se concluait par un « chef-d’œuvre », le condensé de toutes les techniques acquises. Le musée comptait plusieurs de ces chefs-d’œuvre, dont celui de leur guide, Bertrand Donzelot, qui aimait autant parler de son métier que l’exercer. Il s’agissait d’un escalier courbe d’une complexité et d’une esthétique uniques. En aparté, Warren lui avait demandé mille détails sur un pareil ouvrage, et le vieux maître s’était fait une joie de les lui donner. Ils s’étaient revus près de Valence, dans l’entreprise de menuiserie du vieil homme, spécialisée dans les travaux délicats, dont les parquets anciens et les escaliers courbes. Les commandes manquaient moins que les apprentis capables de se lancer dans cette carrière de haute précision.
La première réaction de Maggie fut la stupeur. Elle avait toujours connu son fils derrière un écran, prêt à foncer dans le troisième millénaire, et il leur annonçait aujourd’hui qu’il voulait devenir… artisan ?
— Au lieu de rentrer en première, je commence mon CAP de menuiserie au LEP de Montélimar, et ensuite je m’installe près de Valence, sur le plateau du Vercors, chez un maître menuisier qui sait où me loger.
La réaction de Fred ne se fit pas attendre. Il coinça son fils quelques jours plus tard, entre hommes.
— Si tu avais voulu devenir un affranchi et reprendre la carrière là où je l’ai laissée, je ne t’aurais pas encouragé. Mais j’aurais compris.
— …
— Si tu avais voulu entrer au FBI, j’aurais compris aussi. Tu aurais fait la chasse aux wiseguys pour mettre des types comme moi hors d’état de nuire. Tu l’aurais fait contre moi. Tu aurais pris la voie exactement opposée, une façon inversée de marcher sur mes traces. Mais ça… Poser des lattes de parquet…
Deux ans plus tard, son CAP en poche, Warren s’installait comme apprenti chez Bertrand Donzelot. Sur le plateau du Vercors, il se partageait entre sa chambre d’hôte, dans une petite résidence à l’orée de la forêt, et l’atelier à bois de son vieux maître. Son corps et sa musculature s’habituaient peu à peu à une nouvelle discipline, son organisme à une nouvelle hygiène de vie, et ses sens à de nouvelles surprises. Il se levait et se couchait au rythme du soleil, se consacrait à l’ouvrage, parlait peu, et profitait d’une nature sauvage qu’il ne se lassait pas d’explorer. L’hiver y était si rude que dans certains coins on circulait en chien de traîneau, et il n’était pas rare de voir des natifs se déplacer dans la neige à l’aide de raquettes. Le programme Witsec aurait pu y reloger des repentis jusqu’à la nuit des temps, impossible d’imaginer un tueur de LCN capable d’affronter un froid et un relief pareils. Ce coin-là avait été un haut lieu de la Résistance et Warren, après quelque temps sur place, ne s’en étonnait plus.
Bowles descendit son verre d’armagnac en deux gorgées et le reposa d’un geste sec comme sur un comptoir de bar. Il buvait rarement mais n’appréciait que l’alcool fort, suivi parfois d’une bière pour éteindre le feu, et à l’exception de ce soir, pas pendant le service.
— Ça ne vaut pas une bonne tequila bien de chez nous, dit-il, mais je sais apprécier un poison qu’on a laissé mûrir.
— Offert par la maison, dit Fred, et pour le reste, tenez, c’est moi qui vous invite.
— C’est le contribuable américain qui paie votre addition et la mienne, Wayne.
— C’est ce qui me donne de l’appétit, et c’est ce qui vous coupe la faim, voilà toute la différence entre nous. En outre, si vous convoquez à cette table ce pauvre contribuable américain, vous serez obligé d’admettre que je lui coûte bien moins cher qu’avant. Je gagne quelques sous avec mes bouquins, Maggie avec sa boutique, et les gosses sont déjà indépendants, pressés de ne plus vivre aux crochets de l’Oncle Sam et de leur truand de père. J’ajoute que nous payons entièrement la location de ce palace sur lequel vous veillez comme une mère poule. Ce n’est pas ma faute si vos supérieurs ont tout juste de quoi vous louer un placard.
— Je me demande encore pourquoi le Bureau ne vous lâche pas dans la nature une bonne fois pour toutes, depuis le temps.