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Dans l’heure qui suivit, il attendit un geste affectueux qui ne vint pas. Le pire fut sa façon sournoise de disparaître dans la chambre sans prévenir. Vexé, il retourna dans son bureau et écrivit un passage où son personnage principal exprimait toute sa rage sexuelle avec deux prostituées prêtes à tout. Fred s’étonna d’avoir tant d’imagination en la matière et se laissa surprendre par des situations qu’il mettait en scène sans les avoir vécues. À deux heures du matin, pris d’une inspiration vengeresse qu’il entretenait à la vodka, il décrivit un pur moment de pornographie qui se consuma jusqu’à l’aube.

Onze jours qu’il n’avait pas fait l’amour avec sa femme, désormais sa seule partenaire — dans un hameau de moins de cent habitants, avec un Bowles aux aguets toute la sainte journée, Fred était bien le dernier homme au monde à espérer aller voir ailleurs. À sa grande époque, ça ne serait jamais arrivé. Il aurait téléphoné à Jennie, sa fuck buddy, copine de toujours qui aimait lui faire plaisir sans poser de questions, et qu’il couvrait de cadeaux pour se donner l’impression de ne pas la payer. Il y avait eu aussi la belle Matilda, l’inaccessible, la divine Matilda. Gianni rêvait d’elle quand il la voyait, au Twin Club, paraître au bras d’Amadeo Cortese qui régnait sur l’East End ; avec tout le respect qu’il devait à la maîtresse d’un capo, Gianni effleurait d’un baiser le dos de sa main, quand il avait furieusement envie de retourner la dame dans tous les sens et de la faire crier devant tout le monde. À la mort d’Amadeo, elle avait osé paraître à l’enterrement, et la veuve, devant le cercueil, lui avait craché au visage. Comme toutes les ex-maîtresses de mafieux, Matilda était tombée dans la misère, entre un job à temps partiel dans une boutique de fleurs et un studio vétuste à la périphérie de Newark. Giovanni Manzoni l’avait revue, soi-disant pour lui présenter ses hommages et lui assurer qu’elle serait toujours son amie. Ils avaient couché ensemble une semaine plus tard, après une bouteille de champagne français qu’il était désormais le seul à lui faire boire.

Fred donna à l’une des deux prostituées les traits de Matilda, et ce simple procédé l’inspira plus encore. Il décrivit, avec ses mots à lui, deux ou trois passes savantes qu’il avait l’habitude de pratiquer avec elle. En relisant l’ensemble, Fred dut convenir que, somme toute, s’il n’avait pas couché avec sa femme cette nuit-là, il avait écrit quatre feuillets qui l’épataient par leur ardeur. À quelque chose malheur est bon.

À huit heures, le jour pointait entre les rideaux, et Maggie s’étirait, fraîche et reposée après cette longue nuit. Elle voulut attirer Fred dans ses bras pour lui faire les câlins dont il avait été privé la veille. Sur le point de s’assoupir, il lui tourna le dos en disant :

— J’ai travaillé tard, je suis crevé, chérie.

*

Le TGV de 11h40 en provenance de Paris déposa Belle à Montélimar. Adossée à la voiture, sa mère l’attendait sur le parking. Depuis que La Parmesane était en danger, Maggie se sentait coupable de n’être pas avec ses troupes. On avait bien plus besoin d’elle rue Mont-Louis, dans le onzième arrondissement de Paris, que sur la colline de Mazenc. Belle fut surprise de ne pas voir son père, qui habituellement venait la chercher, toujours accompagné de Bowles.

— Il dort, fit Maggie. Il s’est pris pour Stephen King toute la nuit.

À peine arrivée dans la maison, Belle monta dans la chambre jaune, côté sud, et y retrouva son bric-à-brac de jeune fille, divers objets adoptés dans chacune des villes où les Manzoni étaient passés, mais presque plus rien de Newark, sinon une sorte de souris en peluche baptisée Groggy qui la suivait depuis la naissance. Elle s’allongea sur le lit et sortit son téléphone portable dans l’espoir d’y entendre un message de Largillière. Ce salaud-là n’appelait jamais pour éviter d’en avoir pris l’habitude le jour où ils ne se verraient plus. Comme si elle lui avait jamais demandé de s’engager auprès d’elle ou de changer quoi que ce soit à son style de vie ! Au contraire, elle l’acceptait avec toute sa bizarrerie, et Dieu sait si parfois celle-ci prenait des contours obscurs. En voyant sa messagerie vide, elle le haït pour la centième fois depuis le réveil, et il n’était que midi.

Quand Fred fut levé, Belle se précipita dans ses bras et l’entraîna dans le séjour d’été, pour bavarder jusqu’au déjeuner, et seuls. D’emblée il devina une ombre de mélancolie sur le visage de sa fille adorée.

— Raconte-moi ta vie, demanda-t-il. Je ne veux entendre que les mauvaises nouvelles, si par malheur il y en a. Je sais faire un sort aux mauvaises nouvelles, j’ai encore du talent pour ça, ma fille.

— Pas de mauvaises nouvelles.

— Si, tu as maigri, ça veut dire que tu es malheureuse.

— Mais non, je n’ai pas maigri, et puis non, je ne suis pas malheureuse.

— Tu as un amoureux qui te fait souffrir ?

— Qu’est-ce que tu vas chercher ? répondit-elle, rougissante que son père ait mis dans le mille.

— Si un jour le cas se présentait…

— Je sais, papa, tu m’as déjà fait le descriptif de ce que tu lui ferais subir. Dans mon souvenir, tu commençais par les genoux.

— Le genou se travaille bien à la matraque ou, à défaut, au tuyau de plomb. Quand on frappe bien latéral, le type marche pour le reste de sa vie comme sur le pont d’un bateau qui tangue. Ensuite je lui arrangerai l’estomac avec un sac d’oranges. Tu connais le sac d’oranges ?

— Oui, papa. On met cinq oranges dans un linge et on tape dans le ventre pour provoquer des hémorragies partout à l’intérieur sans que ça se voie à l’extérieur.

— Ensuite je finirai par ses dents. Après mon détartrage, quand ton type dira : finfore fon farfon, cela voudra dire : j’implore ton pardon.

— Papa…

— Si quiconque te fait souffrir, voilà ce que je ferai. Je peux te le jurer. Dis-le-lui.

Malgré la gravité de son ton, Fred éprouvait un réel plaisir à se voir démolir un coquin épris de sa fille. Et malgré la brutalité du tableau, Belle ne put s’empêcher de sourire en imaginant François Largillière en pièces détachées. Quitte à le réparer ensuite et faire de lui son éternel débiteur.

Maggie, le tuyau d’arrosage à la main, les épiait de loin et regrettait de ne rien entendre de leurs messes basses. Elle s’occupait sans enthousiasme d’un jardin qu’elle laissait à l’abandon ; son tamaris avait l’air triste, son figuier avait peu donné cette année, ses rosiers ne passeraient pas l’hiver, et son laurier blanc se mourait.

— Le samedi, c’est bien le jour de la camionnette à pizzas ? Va nous en chercher quatre, demanda-t-elle à Fred. Avec une salade ça suffira.

Une proposition ferme qu’il valait mieux ne pas négocier. Fred décrocha le téléphone sans composer de numéro et attendit le déclic habituel.

— Bowles ? Je vais chercher des pizzas. Je peux y aller seul, mais c’est vous qui voyez. Au cas où, je vous en rapporte une ?

L’agent fédéral savait que Fred était bien moins enclin à faire des bêtises entouré de sa famille.