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La mauvaise nouvelle tomba le lendemain : le type avait survécu.

Gianni en aurait pleuré en lisant l’article à la une du Daily Newark. Photo du miraculé sur son lit d’hôpital, déjà réveillé et presque souriant. Pour Gianni, c’était impossible, il se souvenait très bien des impacts de ses trois balles dans la région du cœur : on ne survivait pas à un tir aussi précis. Dans l’édition du soir, ils eurent enfin une explication à ce mystère. Les trois tirs étaient effectivement groupés, le premier lui avait traversé le pectoral gauche au niveau de l’aisselle, et les deux autres s’étaient fichés dans un ouvrage relié cuir, calé dans une poche de son bleu de travail, et suffisamment épais pour freiner deux balles de calibre .6,35 tirées à cinq mètres.

Giovanni dut reprendre la phrase plusieurs fois pour être sûr d’avoir bien lu. Un ouvrage relié cuir.

Un livre ?

C’était bien de ça qu’il s’agissait, un livre ? Un putain de bouquin ? Le genre de truc qui prend la poussière dans les rayonnages d’une bibliothèque, ou sur une table basse, ou dans une librairie qui sent le moisi ? Un truc qu’on s’attend à trouver dans le sac d’un étudiant mais pas dans le bleu de travail dégueulasse d’un putain d’ouvrier du bâtiment qui rentre chez lui après s’être arrêté au bistrot !

Contre toute attente, c’était la pure vérité. L’entrepreneur n’avait pas lu grand-chose dans sa vie, excepté Anniù suli non tramonta mai, de Aguile Lungharelli, le seul écrivain né dans le même petit port que lui, à Ficarazzi, où « le soleil ne se couche jamais ». Ce bouquin lui rappelait ses origines mieux qu’un documentaire, il mettait en scène de façon à peine romancée des personnages du cru, et décrivait avec amour la campagne pelée et les monts rocailleux face à la mer. Le patron avait prêté le précieux ouvrage à un de ses ouvriers, issu du même village, qui le lui avait rendu ce fameux jour où Gianni l’attendait au coin de la rue, calibre en main.

Si l’affection de cet homme pour ce livre était déjà énorme, après qu’il lui eut sauvé la vie, il en fit une relique. Un prêtre vint bénir l’ouvrage qui trônait dans le salon, sur un petit autel dressé pour l’occasion, et les voisins firent la queue pour tourner une page du porte-bonheur. La légende de l’homme sauvé par un livre était née. Dès lors, plus question de s’approcher à moins de cent pas du miraculé, qui fut le seul Italien de Newark à avoir tenu tête à LCN et à vivre une retraite paisible sous les cocotiers.

Après l’humiliation subie — tous les wiseguys s’en donnèrent à cœur joie — Gianni se mit à maudire les livres, tous les livres du monde. À l’orée du troisième millénaire, à quoi pouvaient bien servir tous ces milliards de milliards de putains de bouquins ? Pourquoi tant d’arbres abattus à cause de toutes ces descriptions interminables de lieux et de visages qui n’existaient même pas ? Avait-on encore besoin de descriptions, à l’heure du numérique ? À quoi bon s’emmerder à lire trente pages qui décrivaient une tour qui penche quand, nom de Dieu, tout le monde connaissait la tour de Pise. Il suffisait d’avoir vu une seule photo pour s’en souvenir à jamais ! Tous ces romans bourrés de détails inutiles et d’histoires abracadabrantes dont chaque phrase pouvait être contredite par la vie même. Que pouvait-on apprendre dans les livres que la vie n’enseignât pas ?

Gianni s’étonnait que l’humanité au grand complet ait lu au moins UN livre, même le plus attardé des sbires de son équipe. Un jour, il avait surpris Jimmy, son frère d’élection, avec un roman policier.

— J’aime bien, ça me détend.

Il avait vu ses propres enfants grandir et se rapprocher des livres. Toute petite, on retrouvait Belle cachée dans le jardin de la maison de Newark, un recueil de poésie à la main. Elle avait déjà compris ce qu’était un vers et en avait même tourné quelques-uns — elle avait notamment fait rimer human race et pretty face, ce qui avait tout de même suscité l’admiration de son père. Mais Giovanni avait encore moins de respect pour la poésie que pour la prose. La poésie ne racontait rien, elle lançait des gerbes d’images et accolait des mots qui n’avaient jamais demandé à être réunis, et tout ça devait exalter des qualités de cœur, et avec tant de lyrisme que c’en devenait dégoûtant. Le Manzoni qu’il était alors se sentait agressé par l’idée même de poésie, et sa femme avait eu beau lui expliquer que c’était un peu comme des chansons sans musique, il y avait, selon lui, un fond bien plus pervers à tout ça. Dans quel monde fallait-il vivre pour s’extasier devant des strophes ?

Warren, lui, avait lu des essais sur la mafia des origines à nos jours. Des essais ! À douze ans, il en connaissait plus que son père sur les rites, l’histoire, les méthodes, la symbolique et l’organisation de la grande confrérie.

— Dis papa, je ne savais pas que le mot MAFIA venait du milieu du XIIIe siècle, quand les Siciliens résistaient à l’occupant français. En fait, le mot est un sigle : Morte Ai Francesi Italia Anela, ce qui veut dire : « L’Italie aspire à la mort des Français. »

— …?

Au même âge, Warren avait non seulement vu mais lu le fameux Parrain de Mario Puzo, le nouvel évangile des affranchis, le livre qui les avait fait passer de brutes psychopathes à gangsters de légende. Pendant le temps de sa lecture, Warren s’était absenté au reste du monde. Au lieu de suivre dans la rue les gosses du quartier, il s’était enfermé dans sa chambre, prêt à envoyer valser quiconque l’obligerait à lâcher son bouquin. Fred et Maggie durent se rendre à l’évidence, leur enfant chéri n’en était déjà plus un, quelque chose l’avait changé. Il s’attardait moins sous les papouilles de sa mère et redoublait d’admiration pour son père. Il savait désormais ce qu’était un chef de clan qui traitait des affaires occultes et de grande envergure. Son papa était un des leurs, et ça, il l’avait appris dans les livres.

À la longue, Gianni assuma sa monstruosité : il était bel et bien le seul homme au monde à n’avoir lu aucun livre. Et ça lui faisait gagner un temps fou, nom de Dieu ! Il agissait, au lieu de rester le cul sur une chaise à s’efforcer de croire à tous ces rebondissements débiles et à toutes ces psychologies tordues. Il en vivait un par jour, de roman, lui, Giovanni Manzoni. Les romans, c’était bon pour les caves, ceux qui partent à l’aventure en allant pêcher la truite, ceux qui croient qu’un pneu crevé est un coup du sort, ceux qui payent des impôts parce qu’on le leur demande avec un peu de fermeté, ceux qui ont peur de tout, et même peur d’avoir peur, mais qui ne peuvent pas s’en empêcher, tous ceux qui trouvent la vie angoissante ou mortifère, oui, ceux-là pouvaient oublier leur triste existence en s’identifiant à celle d’un être de papier.

Je m’appelle Ismaël.

Bon, c’était une première phrase. Pourquoi ne pas commencer comme ça, après tout. Le gars se présente simplement, voilà, c’est court et c’est fait. On peut passer à la suite, tous ces trucs en haute mer avec cette baleine obsédante. Il fallait avoir le courage de ce dépouillement, pensa Fred, qui avait perdu un temps fou à chercher la première phrase de L’empire de la nuit, son deuxième titre, au lieu de commencer tout naturellement par :

Je m’appelle Laszlo Pryor.

Melville avait le droit, lui, mais pas Fred. D’ailleurs, il n’avait aucun droit. Quand il avait décidé d’écrire, les siens avaient nié son statut d’auteur et le lui avaient fait comprendre avec une ironie qu’il avait supportée faute de pouvoir exécuter sa propre famille. Un jour, il surprit une phrase de Warren, la plus cruelle de toutes : « Papa ? Un roman ? Un singe qui taperait au hasard sur les touches aurait plus de chance de nous réécrire Pour qui sonne le glas. » Fred prit l’image au pied de la lettre et se vit comme un chimpanzé grimaçant sous l’effort, le doigt en l’air, hésitant à frapper une touche, n’importe laquelle. Cette image-là en appela beaucoup d’autres chaque fois qu’il osait s’enfermer avec sa quincaillerie et sa ramette de papier. On ne lui épargnait rien, à croire que ce rêve fou leur faisait peur. Et ce n’était pas seulement la peur de le voir exhumer son passé de gangster et de consigner sur papier ses souvenirs de brute sanguinaire, il s’agissait d’une crainte bien plus profonde que personne n’aurait su définir. Fred ne devait pas écrire parce que c’était indécent, ça n’était pas dans la logique des choses ni dans l’ordre du monde. Par-delà le grotesque, il y avait la crapulerie, la même que du temps de son exercice mafieux, le manque absolu de sens commun, l’impunité qui consistait à passer au-dessus des lois et à s’en créer de nouvelles à usage personnel. Il s’attaquait au roman en prenant ses lecteurs en otages comme jadis les clients d’une banque. Et peu importait si le résultat était d’un intérêt quelconque, le mal était fait et se répétait chaque jour, jamais remis en question, car personne n’était parvenu à dire à Fred, pas même une petite voix intérieure : Prends garde, malheureux ! Ne sais-tu pas que des millions d’autres s’y sont essayés avant toi et que seuls quelques-uns ont été à la hauteur de cet acte sacré ? Avec leur style, le souffle de leurs récits, ils ont fait surgir le sublime au détour d’un chapitre, ils ont enrichi le patrimoine humain. Tout ce que tu pourras dire ne sera jamais aussi éclatant que la blancheur de cette page, alors laisse-lui sa pureté, c’est le meilleur service que tu rendras à la littérature. Il n’entendit rien de tout cela et enfonça ses doigts replets dans les touches. Les marteaux vinrent frapper le papier, et les mots se frottèrent les uns aux autres, le plus souvent la nuit, dans le plus grand secret, jusqu’à ce qu’ils fussent assez nombreux pour que Fred leur octroie le statut de roman. Pas une seule fois, il n’eut l’impression d’entrer dans le panthéon des Lettres, ni la tentation de se regarder de trois quarts dans le miroir de la postérité littéraire : il se sentait plus fort que les livres, et sa vie méritait d’être racontée à des inconnus, persuadés que des vies comme celles-là, on n’en trouvait que dans les livres. Le monde était sûrement rempli de bons élèves qui savaient mettre les virgules aux bons endroits, mais qu’avaient-ils à raconter ? Lui, Fred Wayne alias Laszlo Pryor, avait en mémoire des faits si réels et si choquants que la littérature elle-même craignait de s’y colleter.