Fred s’étira un long moment, déjà vaincu par l’effort à venir. Dans la remarque de sa fille, il y avait plus d’admiration pour Melville que pour lui. Se rendait-elle seulement compte de ce que représentaient deux cents pages pour un type comme lui ?
Warren arriva d’on ne sait où, rasé de frais, dans des vêtements plus habillés que ceux de la veille, ce qui ne lui ressemblait pas.
— Je vais faire un saut à Montélimar, je serai de retour pour le déjeuner.
Sur le point de quitter la cuisine aussi vite qu’il y était entré, il se figea un instant, se tournant vers son père.
— … Qu’est-ce que j’ai vu ? Un bouquin ?
— …
— C’est Moby Dick ? Mon père lit Moby Dick ?
Fred préféra ne pas répondre et rangea le volume dans la poche de sa robe de chambre.
— Pourquoi tu t’emmerdes à le lire, le film existe. C’est même un truc de ton époque, avec Gregory Peck. C’est lui qui joue Achab.
— … Qui ?
— Gregory Peck.
— Non, le personnage.
— Le capitaine Achab.
Fred avait bien croisé un Ismaël, mais aucun Achab. Qu’est-ce qu’on lui voulait, si tôt le matin, encore embrumé ? Il n’avait pas encore appareillé, il n’était même pas monté sur le bateau, et il connaissait à peine le nom du narrateur, nom de Dieu.
Warren, trop pressé pour poursuivre, sortit dans l’allée sans nom, croisa sa mère, le téléphone en main, et quitta le village aussi vite que sa Coccinelle le lui permettait. Si, la veille, il avait fourni quelques efforts pour rester à Mazenc, il lui paraissait maintenant insurmontable de savoir sa Lena à moins de vingt kilomètres et de ne pas la rejoindre. D’autant qu’il avait une grande nouvelle à lui annoncer.
Trois jours plus tôt, pendant qu’il traversait une forêt du Vercors, une idée extravagante lui avait traversé l’esprit, une idée qui serait peut-être la première étape de leur vie de couple. Il s’était demandé si, au lieu de restaurer une ruine en pierre, il ne valait pas mieux bâtir de toutes pièces, avec le bois des forêts alentour, son chalet. Depuis qu’il vivait là-haut, il en avait repéré de toutes sortes, en rondins, en planches plates, sur pilotis. L’idée de vivre dans un matériau qu’il travaillait tous les jours l’exaltait plus que tout. Son patron lui avait parlé d’une entreprise qui avait fait faillite faute d’avoir obtenu les autorisations requises, et la municipalité vendait pour une bouchée de pain un gigantesque tas de bois qui allait bientôt pourrir. Bertrand Donzelot lui avait même proposé de le racheter à son compte, à charge pour Warren de le rembourser quand il le pourrait. Ne restait plus qu’à chercher le lopin de terre et emprunter à une banque.
À peine arrivé chez les Delarue, Lena ne lui laissa pas le temps d’annoncer sa grande nouvelle.
— Pourquoi ne m’as-tu pas proposé de venir chez tes parents ? C’était l’occasion ou jamais !
Pris de court, Warren prétexta la mauvaise ambiance qui régnait à Mazenc et lui promit que la prochaine fois serait la bonne.
— Tu as honte de moi ?
— … Qu’est-ce que tu dis, mon ange ?
— Tu as honte de moi, Warren. Mets-toi à ma place et tu verras qu’il n’y a pas d’autre explication.
Il dut reconnaître qu’elle avait des raisons de douter. Warren avait été adopté à part entière par les parents de Lena et s’était fait un allié en la personne de son frère Guillaume. Il dormait sous leur toit, farfouillait dans leur réfrigérateur, trouvait son rond de serviette dans un tiroir, et dépiautait des cadeaux à son nom au pied du sapin de Noël.
La toute première fois qu’il dîna chez eux, Lena voulut le mettre à l’aise : Sois naturel, ce sont des gens très simples, une phrase qui annonçait exactement l’inverse, et Warren sentit poindre la mise à l’épreuve. De fait, il passa la soirée à étudier les gestes des autres pour les reproduire, placé à la droite de la maîtresse de maison, que les enfants appelaient maman. Quand elle lui tendit les hors-d’œuvre, il intercepta le regard froncé de Lena et saisit le plat pour que Mme Delarue se serve en premier, comme l’exigeait le protocole. Au plateau de fromages, il hésita devant un roquefort que personne n’entamait et se découpa une fine barrette de comté. Il se priva d’une seconde part de tarte parce que personne d’autre n’en reprenait. La conversation s’arrêta un temps sur Mozart et sur les Noces qu’on montait à l’opéra de Lyon, avec un bémol de René Delarue sur le metteur en scène qui s’était fourvoyé dans une Flûte enchantée contestable. Chacun des convives devisa gaiement sur le thème, Guillaume évoqua la fantaisie nostalgique de Mozart, et Warren aurait tout donné pour une telle incise. Mais non, rien, il n’avait rien à dire sur Mozart, il avait vu Amadeus comme tout le monde et se retint de dire : Quel génie ce type ! On lui demanda d’où venait un nom comme Warren Wayne, et il répondit : « Du New Jersey, mais c’était il y a très longtemps » et ça fit rire tout le monde sans qu’il sache trop pourquoi. En sortant de table, Lena lui prit discrètement la main, le temps de passer au salon, et lui chuchota à l’oreille qu’il s’en était bien tiré.
Warren se sentait chez lui au sein d’une famille qui réglait plus de problèmes qu’elle n’en posait. À côté des Delarue, il voyait les Manzoni comme des rustres d’Américains, des émigrés sans manières qui élevaient la voix pour tenter de convaincre, et qui évoquaient plus fréquemment l’œuvre de Frank Costello que celle de Mozart. Quand Lena prononçait la terrible phrase : « Tu as honte de moi, Warren », il s’agissait de l’exact contraire, il avait honte d’eux.
Les premiers temps, il avait invoqué les nombreux voyages de ses parents aux États-Unis, puis il avait trouvé des excuses au coup par coup, une dépression de sa mère, une fin de roman difficile de son père, et divers règlements de comptes familiaux qui se tenaient forcément à huis clos. Et puis, il avait manqué d’imagination, de naturel, et avait tenté des échappatoires de plus en plus suspectes, en se maudissant d’en arriver là.
— C’est quoi, cette fois ? Tes parents divorcent ? Ta sœur s’est cassé la jambe ?
Désormais, chaque mensonge de Warren était pris comme un affront qui mettait en péril leur avenir commun.
— Si quelque chose te gêne, dis-le, amour. Tu ne me crois pas capable de comprendre, d’accepter de les voir comme ils sont, ou comme tu penses qu’ils sont ?
— J’en suis sûr, mon ange. Mais mon père est un individu assez… assez particulier.
— Et alors ? Il n’a tué personne, que je sache !
Si Warren ne s’était pas mordu la langue, il aurait très exactement répondu :
— Je ne souhaite à quiconque de croiser la route de mon père et encore moins de déjeuner avec lui. Il aspire bruyamment chaque gorgée de son thé, mais il aspire aussi ses tartines à peine trempées. Il pense que Schopenhauer est un pilote automobile et, quand il croise une femme, c’est son visage qu’il découvre en dernier. Mais ses manières de rustre ne sont rien : c’est aussi un tueur. Non, ça n’est pas une expression toute faite, c’est une réalité : mon père a exécuté des gens, et pas en temps de guerre, au contraire, durant une période prospère de l’histoire de son pays, il a tué pour pouvoir faire chaque jour la grasse matinée. Il fait partie d’une espèce dangereuse pour l’homme. Il ne fait rien de ce qu’il dit mais il fait tout ce qu’il pense. Son autorité est à l’épreuve des balles, et Dieu en personne devrait rajouter deux ou trois commandements rien que pour lui.