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Cette vérité, inacceptable pour tous, l’aurait été plus encore pour une Lena qui, sous son air frondeur, était vulnérable à toute forme de violence. Un trait de caractère propre aux Delarue. Pour eux, si un homme volait, c’était par besoin, si un autre tuait, c’était à cause de sa terrible enfance. Quand deux types se battaient, aucun n’avait tort ni raison, la vérité se situait toujours à mi-chemin. Quand deux nations s’affrontaient, la solution diplomatique allait finir par leur montrer la voie de la raison. Ils avaient foi en la justice et pensaient que l’homme était toujours rattrapé par sa mauvaise conscience. La petite Lena avait été élevée selon des préceptes du genre : Le méchant est puni par sa propre méchanceté et C’est au plus intelligent de céder. Warren ne cessait de s’étonner de leur innocence. Le sommet fut atteint le triste jour où des cambrioleurs s’introduisirent chez eux. Ils n’emportèrent presque rien, hormis une petite table Napoléon III que les Delarue se transmettaient de père en fils. Ce meuble avait été la fierté de M. et Mme Delarue, il devint leur drame. Lena en eut les larmes aux yeux, elle parla de « viol », et ce n’était ni la valeur marchande, ni la valeur sentimentale de la pièce volée qui la peinait tant, c’était l’idée même de ces individus qui avaient pénétré dans leur petit cocon familial pour se servir. Et tout ça pourquoi ? Pour une poignée de billets qui allaient passer de main en main ?

Dans ces conditions, comment Warren pouvait-il avouer à Lena que, dans une vie antérieure, son père avait coulé des types dans le béton en se demandant si le chinois du coin était ouvert ? Qu’il avait mis des quartiers à feu et à sang pour arrondir ses fins de mois ? Et que s’il avait cambriolé les Delarue, il leur aurait fait cracher où se trouvait le coffre qu’ils n’avaient pas ?

Même si, au plus fort de leur amour, Lena avait dit à Warren : Tu es innocent des crimes de ton père, elle n’aurait cessé de se demander s’il n’était pas l’héritier direct de tant de violence. Warren ne voulait pas prendre le risque de lire un jour ce doute sur son visage et craignait que ses beaux-parents ne voient en lui un descendant d’Al Capone. Il y avait pire encore : la vendetta. Tant qu’il y aurait un descendant d’Italien connecté à la traditionnelle Cosa Nostra, une menace de mort pesait sur Gianni Manzoni et sa descendance. Belle et Warren s’y étaient faits dès la naissance, ils avaient même fini par l’oublier, mais comment la partager avec des innocents ?

Warren avait repoussé l’échéance. Sans doute trop. Lena s’était lassée de ce manque de confiance. Bientôt elle allait se lasser de lui.

— Tu veux une preuve d’amour, mon ange ?

— …?

— Je te fais la promesse solennelle de ne pas revoir ma famille sans toi à mes côtés.

Lena eut un petit rire de surprise et se laissa prendre par la taille.

*

Ce dimanche à Mazenc prenait un tour inattendu. Clara venait d’annoncer à Maggie une rafale de mauvaises nouvelles qui viraient à la catastrophe. Le marchand de mozzarella attendu pour le lendemain ne livrerait plus, un tout nouveau client venait de faire une razzia sur sa production et demandait l’exclusivité sur le produit pour un prix défiant toute concurrence. Par ailleurs, le fournisseur de parmesan de Reggio Emilia avait reçu un coup de fil d’un individu qui avait émis des doutes sur la solidité financière de La Parmesane, insinuant qu’elle était au bord de la cessation de paiement et du redressement judiciaire. Clara avait cherché, en vain, à le rassurer. En outre, et c’était bien le plus grave, Rafi était revenu les mains vides des halles de Rungis : les meilleures aubergines avaient été préemptées par un client qui désormais se porterait acquéreur, chaque matin, de la totalité du stock sans jamais discuter le prix. En dernière minute, Rafi avait acheté une marchandise de moins bonne qualité et bien plus chère, chez un marchand de légumes du boulevard de Charonne.

— Je prends le train et j’arrive, dit Maggie.

Ces coïncidences n’en étaient pas : elle savait mettre un nom sur cette série noire. Retrouver des fournisseurs ne se ferait pas sans mal, il allait falloir en tester de nouveaux et les convaincre de la choisir comme cliente, ce qui demanderait un temps et un investissement dont elle ne disposait pas. Bien sûr, elle pouvait se montrer moins exigeante sur les produits, ses six cents parts quotidiennes se vendraient quand même, mais c’était exactement cette logique-là qui l’écœurait le plus, celle de ses virulents ennemis.

Maggie eut la tentation de déclarer forfait. Après tout, elle n’allait pas attraper des ulcères pour un plat d’aubergines, ni sombrer dans une dépression à cause de la boutique. Elle s’était prouvé ce qu’elle voulait. Elle pouvait aussi bien mettre la clé sous la porte et retourner s’occuper de son petit jardin.

À quelques mètres d’elle, dans le canapé du grand salon, Belle essayait de réviser un cours sans parvenir à se concentrer. Pourquoi perdait-elle son temps avec un François Largillière ? Il déclarait haut et fort n’être pas fait pour elle, comme il refusait de croire à l’attirance des contraires. Pourquoi s’attacher à un fou qui la regardait comme un péril en sa demeure ? Qui lui reprochait de trop exister ?

Qu’il y reste, dans son douze-pièces, derrière ses six écrans, ce con.

Cette bonne résolution prise, elle reçut un appel du fou en question.

— Vous me manquez, Belle.

À l’étage, en attendant le déjeuner, Fred venait de s’isoler dans une toute petite pièce en pierre nue qui avait dû être une cellule de nonne. Il reprenait sa lecture sans que personne ne le regarde comme un débile s’apprêtant à fournir un effort intellectuel au-dessus de ses moyens.

Je m’appelle Ismaël.

Ça y est, c’était Gregory Peck, bordel ! Peu importait le nom du héros, Ismaël, Achab ou Tartempion, la tête de Gregory Peck s’imposait maintenant et ne le quitterait plus. Tout ça à cause de ce petit salaud de Warren !

— Fred…? Tu es où ?

Est-ce qu’on allait lui fiche la paix ? Maggie ouvrait toutes les chambres de l’étage pour le débusquer. Elle aussi allait se fendre d’une petite réflexion qu’il n’avait pas méritée, tout ça pour avoir ouvert un livre, lui, le monstre, l’inculte. On ne lui laissait même pas le bénéfice du doute, on ne lui donnait même pas la possibilité de s’embarquer.

— J’ai des soucis à la boutique, une urgence, j’ai le temps de prendre le 12h06. Désolée. Tu as trois jours de courses au frigo.

Belle entra à son tour et embrassa son père dans la foulée.

— Je vais remonter avec Mom, la prochaine fois je resterai plus longtemps, mais là… Et puis Warren vient d’appeler, il déjeune à Montélimar et rentrera directement chez lui, il t’embrasse.

Dix minutes plus tard, sans rien comprendre à cette désertion subite, Fred retrouva ce silence absolu qui lui était devenu si familier. Sonné, allongé dans sa cellule, le livre dans la main.

Il se leva et retourna vers sa machine à écrire. Drapé dans sa chère solitude, il commença à taper quelques phrases que lui soufflait une soudaine tristesse. Après tout, si les siens n’avaient pas besoin de lui, il n’avait pas plus besoin d’eux, et tout son temps pouvait être consacré à ce qui était devenu l’épicentre de sa vie : son désir de raconter. Le deuxième chapitre faisait du surplace, c’était sans doute le moment ou jamais d’en sortir.

Moby Dick devrait encore attendre.

Malavita quitta sa cachette pour s’endormir dans le bureau de son maître, bercée par le cliquetis de la machine.