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Retrouver l’adresse de l’appartement que Pierre Foulon, le pizzaïolo, possédait à Montélimar, ne posa aucun problème. À l’époque où Gianni Manzoni était chargé de remettre la main sur un mauvais payeur, dégoter son adresse était même la partie la plus facile du job. Quand il menaçait le type du rituel : On sait où tu vis, tête de nœud, c’était en général faux mais il s’agissait d’une question de temps. Entre autres talents, il savait jouer les détectives privés et utilisait certaines de leurs méthodes — à Newark, il en avait connu quelques-uns, en général des ex-flics reconvertis qui, contre la bonne somme, n’hésitaient pas à partager leurs tuyaux. Du reste, cette facilité qu’avait LCN à localiser les particuliers était le problème numéro un du programme de protection des témoins. LCN comptait des informateurs dans la police, au fisc, dans toutes les compagnies de services, et il lui arrivait parfois de prendre directement ses informations au FBI. Avec l’expérience, Tom Quintiliani avait réussi à faire du Witsec une cellule indépendante au sein du Bureau, si bien que la plupart de ses supérieurs eux-mêmes ne savaient pas sur quelle partie du globe vivait Manzoni, ni comment il s’appelait désormais.
Fred nota le nom du locataire indélicat de son copain pizzaïolo : Jacques Narboni, 41 rue Saint-Gaucher, Montélimar. Puis, sur le coup de vingt et une heures, tout en préparant le plateau apéritif des grands soirs, il décrocha son téléphone.
— Bowles ? J’ai un service à vous demander, mais ça peut aussi arranger vos affaires.
— Vous commencez mal. De quoi s’agit-il ?
— Un problème de parabole, je ne capte plus Eurosport. Et si ça n’est pas réparé d’ici minuit et demi, vous comprenez le drame qui en découle.
Peter ne le comprenait que trop. Ce drame, il le vivait déjà à sa manière depuis deux jours.
— Avez-vous jamais raté une seule finale du Superbowl depuis votre naissance ? demanda Fred.
Le G-man n’avait pas besoin de répondre ; il était fan de football américain, et aussi loin que remontaient ses souvenirs d’enfance, il avait vibré, comme le reste du pays, aux exploits des dieux du stade. Et ce soir à minuit et demi — 18h30, heure locale — le Dolphin Stadium de Miami accueillait les Chicago Bears et les New York Giants pour l’affrontement au sommet.
— L’année dernière, il y a eu 141 millions de spectateurs, un record qui sera battu ce soir. 141 millions, Peter, et deux exclus : vous et moi ? Est-ce imaginable ?
Peter n’avait pas la télévision, il regardait les chaînes américaines via Internet, sur son ordinateur. Traditionnellement, trois réseaux de diffusion, NBC, CBS et FOX, assuraient à tour de rôle la retransmission du match, mais cette année, pour une question de droits publicitaires, NBC avait décidé de ne pas y donner libre accès sur la toile. Peter s’était résigné à appeler son ami Marcus, à Washington, pour s’entendre commenter le match par téléphone.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je saurai réparer votre antenne ?
— Vous autres, les fédéraux, vous êtes tous des bricolos, ça fait partie de votre formation. Quint, par exemple, est capable de transformer un micro-ondes en bombe à retardement. Je le dis parce que je l’ai vu faire. Vous n’allez pas me priver de cette finale ? Vous n’allez pas NOUS priver de cette finale.
— …
— Ne me dites pas que c’est interdit par le règlement ! Aucun règlement n’interdit à aucun Américain d’assister à la finale du Superbowl. Imaginez toute cette racaille qui croupit au fin fond des pires geôles américaines, à San Quentin, Attica ou Ryker’s, tous ces tueurs psychopathes qu’on autorise à voir le match suprême ! Et vous, vous n’y auriez pas droit ?
— …
— Faites comme vous le sentez. Le kick off est donné à minuit et demi. Je laisse la porte bleue ouverte.
Fred n’eut pas à attendre longtemps : une heure plus tard, Peter avait branché les bonnes fiches dans les bonnes prises de l’installation vidéo des Wayne.
— Merci, Peter. Cet imbécile de Warren a voulu enregistrer je ne sais quelle émission et m’a laissé tout ça en plan. Tenez, prenez le fauteuil, moi je vais m’installer dans le canapé si ce putain de clébard veut bien me faire une place.
Fred disposa sur la table basse un saladier plein de chips mexicaines, des coupelles de sauce, et un mélange de crackers aux goûts divers. Mal à l’aise, Bowles s’assit dans le fauteuil comme dans une salle d’attente de dentiste.
— Ne craignez rien, dit Fred. Quoi qu’il arrive, vous resterez le gentil et moi le méchant. Mais je crois que pendant deux heures, vous et moi, nous pourrions redevenir de simples Américains. Ce soir, dans ce beau pays qui nous a vus naître, tous les clivages vont tomber, il n’y aura plus de barrières sociale ou raciale, il n’y aura plus que deux grandes nations : les Giants et les Bears. Je suis un supporter des Giants parce qu’ils sont du New Jersey, et vous parce que vous haïssez les Bears. Face à l’ennemi, il n’y a plus ni gentils ni méchants, il n’y a que des fans qui doivent unir leurs efforts pour vaincre. Ce sera notre seule occasion avant longtemps d’être du même bord. Qu’est-ce que je vous sers ?
— Un coca light bien frais, si vous avez, sinon, de l’eau.
— C’est le Superbowl ! Si vous étiez chez vous, là-bas, en Virginie, ou même dans ce trou à rat du bout de l’allée, vous boiriez de l’eau ? J’ai de la bière, de la vodka, de la tequila, du JTS Brown, je peux même vous préparer une Margarita.
— … Vous avez de la tequila ?
La dernière fois qu’ils s’étaient retrouvés à une table de restaurant, Fred avait repéré le petit faible de Peter pour la tequila, et avait demandé à Maggie de lui en rapporter une bouteille de Paris.
— Allons-y pour un petit fond, dit Bowles.
Un verre à la main, ils firent des pronostics sur le match et ne se turent qu’aux premières notes de l’hymne américain. Fred ne se sentait plus le droit d’être ému par l’hymne d’un pays qui l’avait condamné et chassé. Il évita le regard de Peter qui, lui, se retenait de poser une main sur son cœur. Il vibrait au chant de son peuple et allait s’exalter à chaque action de son équipe. À la dernière mesure du Star-Spangled Banner, il avala d’un trait son second shot de tequila, pendant que cent mille personnes exultaient dans les tribunes du stade de Miami. Soudain, il était à la maison.
Le coup d’envoi fut donné et les deux hommes ponctuèrent les actions de Ooooh ! et de Aaargh ! avec parfois un mot intelligible comme Fuck ou Fuck it ou même What the fuck.
— Connais pas ce Hopkins, dit Fred, dans le croustillement des chips.
— Il vient de l’université de Colorado Springs, il joue line-backer depuis qu’il a rejoint les Giants.
Fred saisit à nouveau la bouteille de tequila et Peter fit mine de l’arrêter avec un temps de retard suffisant pour que son verre soit rempli. La chienne, déroutée par cette soudaine agitation, alla se réfugier au premier étage pour ne plus entendre le ton hystérique du commentateur.
La formation en « I » est dirigée par Peter Grossmann, le quater-back des Bears… Et c’est Paris Jackson qui reçoit la passe en plein vol ! Il est au 40… au 30 ! Mais il est arrêté à la ligne de 20 par l’ailier des Giants !
— Putain, la défense ! cria Fred en se dressant sur ses jambes.
Une passe de Calvillo, déviée à la ligne de mêlée… et le ballon atterrit direct dans les mains de Okele, le demi d’angle ! Il n’y a personne entre lui et la ligne des buts ! Et c’est le touch down !