Les deux hommes poussèrent le même cri de victoire et Fred remplit à nouveau les verres pour trinquer à ces premiers points gagnés. Pour cesser de boire à jeun, Peter se pencha sur la coupelle de crackers, en saisit un, l’étudia un instant, repéra de fines traces de fromage grillé, le reposa discrètement et se rabattit sur les chips et la coupelle de sauce piquante. Il avait beau être étourdi par l’alcool, il restait vigilant à toute nourriture susceptible de déclencher son allergie.
Drapeau jaune de l’arbitre… Pénalité pour les Giants qui viennent de perdre cinq yards…
— Bowles ? Depuis quand les Bears n’ont pas gagné le titre ? 85 ? 86 ?
Mais Peter n’était déjà plus là. Au quatrième verre et à la trente et unième minute de jeu, il s’était endormi sans même avoir la ressource de lutter. Fred regarda sa montre : 1h05 du matin.
Il souleva la paupière de Peter qui ronflait maintenant, saisit la bouteille de tequila, la vida dans l’évier et la rinça plusieurs fois avant de la reposer sur la table basse. L’après-midi même, il avait fait un calcul approximatif du nombre de Valium qu’il devait mélanger à une bouteille de tequila pour assommer un agent du FBI de quatre-vingts kilos ; en s’arrêtant à trois, il se laissait une marge de manœuvre de dix bonnes heures avant que Peter ne reprenne connaissance. Fred baissa le son du téléviseur, mit son blouson et s’arrêta un instant dans la cuisine. Il ouvrit le tiroir des couverts et saisit un couteau à viande si bien équilibré qu’il lui arrivait parfois de le lancer sur une planche à découper suspendue près de l’étagère à épices. Il le reposa pour saisir un pilon à pistou qui, frappé au bon endroit, pouvait provoquer un traumatisme crânien irréversible. Il le reposa aussi et préféra quitter la maison les mains vides. De loin, ses armes préférées.
L’adresse chiffonnée en main, Fred se gara le long des terrasses de l’avenue Aristide-Briand où un café accueillait les abonnés au dernier verre. À 1h30 du matin, il se dirigea vers le centre-ville et ne croisa pratiquement personne jusqu’à la rue Saint-Gaucher bordée de petits immeubles cossus de quatre ou cinq étages. Il poussa la grille du 41, pénétra dans un hall en stuc et cuivre, repéra parmi les noms des quatre locataires celui de Jacques Narboni, et passa sans avoir à la forcer la porte d’accès à l’escalier. Au quatrième et dernier étage, il stationna un instant devant le seul appartement du palier, et toqua plusieurs fois à une porte à double battant.
D’après la description qu’en avait faite Pierre Foulon, son locataire était bien le genre de type à boire des coups avec ses acolytes dans une boîte de nuit et rentrer avant l’aube pour commencer une partie de poker. Fred repéra les quelques marches qui conduisaient à une sorte d’entresol faisant office de grenier d’où l’on pouvait, par un escabeau et une trappe, accéder au toit. Il s’installa au mieux entre un matelas roulé et une série de tréteaux en bois, puis bloqua la minuterie en déplaçant un meuble d’angle couvert de poussière. Le reste n’était plus qu’une question de patience. Et, dans ces situations-là, Fred en avait à revendre. Attendre, il savait faire. Il avait appris. Parfois il s’en étonnait presque. C’était même le plus étrange paradoxe pour un enfant naturel de la Cosa Nostra.
Lui et ses congénères étaient sans doute devenus des truands à cause de leur impatience maladive. Tout gosses déjà, il leur paraissait impensable de suivre les étapes d’une existence classique, de faire des études pour obtenir un job, de vivoter plusieurs années avant de prendre du galon et espérer qu’une banque daigne les considérer comme solvables, de se languir durant les deux ou trois rendez-vous de rigueur avant qu’une femme ne leur offre son corps, et puis, à l’âge mûr, de compter les années qui les séparaient de la retraite pour profiter de la vie à temps plein. Un wiseguy n’attendait pas. Il ne demandait pas de crédit à la banque et préférait la braquer aussi sec, il allait directement voir une pute pour se passer une envie, il ne prétendait ni à un salaire ni à une retraite ni à des remboursements qui n’arriveraient jamais, et il ne s’adressait pas au bureau d’aide sociale pour qu’on examine son dossier. Alors d’où venait cette exceptionnelle aptitude à l’attente dès qu’il s’agissait de partir en mission ?
Fred avait passé des milliers d’heures — c’était sans doute son seul point commun avec un agent du FBI — à guetter un « client ». La patience d’un agent fédéral qui planquait pour coincer un suspect n’avait d’égale que celle d’une petite frappe qui exécutait un contrat. Il avait connu lui aussi sa part d’ennui absolu, le cul dans une voiture, à attendre qu’un pauvre type montre sa tête pour qu’on puisse lui tirer dedans. Il avait connu les gobelets de café tiède, les réussites aux cartes sur un coin de tableau de bord, les assoupissements le flingue à la main, les torticolis à force de fixer le rétroviseur, les coulées d’urine près du mur le plus proche, et, quand le client apparaissait enfin, on lui trouait la peau dans un soupir de délivrance. Si par malheur le job tournait mal, le wiseguy filait tout droit en prison pour trois mois, trois ans, trente ans, et restait allongé sur un bat-flanc, les yeux en l’air, à rêver à toutes les bêtises qu’il allait rattraper dès le premier jour libérable. Comble de l’ironie, un gars de LCN avait, au bout du compte, attendu cent fois plus dans sa vie que n’importe quel honnête citoyen. Et pour le coup, bien peu d’entre eux avaient droit à leur bungalow dans une maison de retraite.
Ce soir, allongé dans sa soupente, Fred n’était plus seul pour tromper l’attente. Il se tourna sur le côté pour trouver une meilleure position, porta la main à la poche latérale de son pantalon et en sortit son exemplaire de Moby Dick. Quelque cinq cents pages plus tôt, il s’était enfin embarqué à bord du Pequod, tout comme le jeune Ismaël, avec confiance et envie d’en découdre. Il avait quitté l’île de Nantucket, dans le Massachusetts, et s’était laissé aspirer par les vents sans savoir s’ils le ramèneraient à bon port. Et pas question de se laisser décourager dès le premier roulis : quand on s’embarque, on s’embarque, et on avance quelles que soient les intempéries. Fred s’était montré curieux de tout, de la configuration du navire, de la répartition des tâches au sein de l’équipage, des lois de la physique marine, des délicats mystères de la cétologie, de la forge aux harpons et même de la qualité de chanvre idéale pour fabriquer les filets. Il avait fait connaissance avec cet univers à force de digressions techniques que Melville, dans son désir d’exhaustivité, avait jugées nécessaires.
Au cours de quelques journées en mer, un grand absent s’était fait trop attendre, et les marins qui le connaissaient déjà avaient maintes fois évoqué son aura de mystère. Une nuit, sur le pont, juché sur sa jambe en os de baleine, le capitaine Achab était enfin apparu. Warren avait raison, le vrai héros, c’était lui, cet illuminé prêt à donner les ordres les plus extravagants pour assouvir une vengeance personnelle, obsédé jusqu’à l’aveuglement.
Après avoir mouillé au large de Buenos Aires, le Pequod filait maintenant vers l’océan Indien. Il avait croisé d’autres navires, chassé d’autres cachalots, mais jamais le bon.
Jour après jour, chapitre après chapitre, Fred avait passé ces cinq cents pages comme on franchit le cap Horn. Cinq cents pages pour un homme qui n’avait jamais ouvert un livre, c’était disparaître en haute mer, perdre le nord, tourner en rond, traverser des tempêtes, se noyer presque. Quand l’embarcation prenait l’eau, Fred s’accrochait au bastingage mais maintenait le cap, en attendant qu’un vent du large surgisse pour gonfler les voiles. Récompensé pour sa ténacité, il devinait au loin, un rivage.