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Depuis ses premières tentatives infructueuses, Fred avait porté en permanence à son flanc le poids du volume. À la longue, les pages avaient donné du sens, de l’exaltation, de la connaissance, et déjà des souvenirs — c’était bien le moins qu’il pouvait espérer avec un gars comme Melville à la barre. Durant ces quelques jours, il s’était plu à imaginer qu’au fond de sa poche il y avait les quatre océans, un cachalot blanc, et un capitaine à la détermination farouche.

Ah, s’il avait eu cette révélation à l’époque où il partait en mission ! Lire ! Oublier les tristes contextes et s’évader, partir. Repousser à cheval les limites du grand Ouest pendant qu’on se les gèle dans un squat du Bronx. Fréquenter la haute société bostonienne avant de régler son compte à un gang de Latinos. Parcourir l’Europe avec une lady à son bras pendant qu’un crétin de collègue ronfle sur la banquette arrière.

Ce soir, la page éclairée par un filet de lumière mêlé de mauvaise ombre, Fred reprenait sa lecture à la page 565, au moment où le Pequod croisait un autre navire, le Samuel Enderby, dont le capitaine lui aussi avait été victime de la sauvagerie de Moby Dick. Il donnait à Achab la direction de l’est, et le Pequod reprenait la route vers sa proie. Fred se laissa happer par le tangage de sa lecture et retrouva l’équipage comme s’il en faisait partie. Plus d’une fois, il se sentit soulevé de terre par des lames de fond qui affolaient les hommes sur le pont. Affalé dans ce grenier nocturne, il prit son quart comme les autres. En croisant dans les eaux japonaises, il murmura la mélodie imaginaire d’un chant de marin dont les paroles étaient retranscrites. Son vocabulaire s’enrichissait d’un mot nouveau par page et Fred passait de la grand’hune au gaillard d’arrière sans confondre les mâts ni les voiles — ils les aurait hissées lui-même si le capitaine Achab le lui avait demandé. Son périple dura jusqu’à ce que les hommes de vigie, à la page 694, aperçoivent : « Une bosse comme une colline de neige ! C’est Moby Dick ! »

Après une interminable attente, le duel allait avoir lieu. Fred allait voir de ses yeux le diable tant de fois décrit par le délire d’Achab.

Mais une rumeur lointaine, celle-là bien terrestre, une avancée pesante et graduelle, comme le grondement d’une armée qui fait vibrer le sol de son pas cassé, arracha Fred à sa vague. Une terrible attraction tellurique le laissait orphelin de son bain originel. C’était quoi, ce choc ? Ah oui, c’était le réel. Une cage d’escalier en contrebas, un filet de lumière jaune, Superbowl, Montélimar, pizzaïolo, loyers impayés, tequila, un bloc de réel. Ce tonnerre, c’était quoi ? Des hommes. Oui, des hommes de la vie réelle, pas des marins, des Achab, des Ismaël, des Queequeg ou des Starbuck, juste des types lourds de leur poids terrestre, de la viande sur pattes, et saoule de surcroît, des êtres comme il y en a plusieurs milliards, le modèle classique et si parfaitement dépourvu de mystère.

Pour avoir entamé tant de parties de poker à cette même heure, Fred connaissait comme personne la routine des joueurs : ils commenceraient par une bière fraîche pour se rincer l’intérieur, ils allumeraient enfin leurs cigares sans qu’on les regarde de travers, et s’installeraient à leur place habituelle autour de la table. L’un d’eux battrait les cartes en fixant une mise de départ, un deuxième l’augmenterait virilement de cinquante, un autre dirait On limite la partie à midi, et le dernier conclurait par On joue ou on cause ? Fred descendit son demi-étage avant que le dernier ne soit entré dans l’appartement, lui emboîta le pas et l’encouragea d’une petite tape dans la nuque pour fermer la marche. Avant même qu’ils ne réagissent, il avait déjà tourné le verrou intérieur, et les quatre types furent tout surpris d’être cinq.

Dans l’état où il était de son héroïsme contrarié, Fred n’aurait pu se calmer avec une seule misérable victime. Il bénit le ciel de se voir entouré par quatre hommes de sa corpulence, quatre belliqueux prêts à brandir leurs grosses pattes, quatre imbéciles rassurés à l’idée d’être plusieurs. L’un d’eux émit un grognement et fit un pas vers l’intrus. Fred lui assena une gifle qui le fit tomber à terre, puis il distribua quelques coups de poing dans des arcades et des mâchoires, des coups de pied dans des reins et des entrejambes, cassa divers objets en les fracassant sur les crânes et les dos qui s’offraient à lui, puis, dès qu’ils furent tous à terre, renversa sur eux les meubles alentour. Pour couronner le tout, il les pria de faire moins de bruit, histoire de laisser dormir les voisins sur le point de se lever. Les quatre se demandaient maintenant dans quel cauchemar ils étaient embringués et comment avait surgi pareil monstre en ce petit matin semblable à tous les autres.

Fred se sentait mieux mais regrettait déjà leur manque de résistance ; faire mordre la poussière à ses contemporains était le seul exercice qui le relaxait vraiment. Depuis que l’homme vivait en tribu, on n’avait rien inventé de mieux. Qu’est-ce que proposaient d’équivalent les techniques zen ou les récentes inventions pour cadres stressés, comme le paint-ball ? Depuis qu’il avait le statut de repenti, Fred contenait son agressivité comme il pouvait, comme tout le monde, et rares étaient les occasions de s’en débarrasser dans une bonne bagarre. Le problème était que personne ne haussait le ton en sa présence, et rien ne dégénérait jamais en cassage de gueules. Comble de l’ironie, Fred était toujours flanqué d’un garde du corps armé, ceinture noire de tout, entraîné comme un béret vert, ce qui réduisait ses chances de coller quelques gifles à la sauvette. C’était bien là le plus cruel des paradoxes : l’ange gardien le plus efficace au monde veillait sur le seul homme au monde à n’en avoir aucun besoin.

L’un des types se mit à genoux pour tâtonner vers le plan de travail de la cuisine à la recherche d’un objet contondant. Fred lui empoigna une touffe de cheveux pour lui fracasser la tête contre l’angle d’un tiroir. Il regretta son geste, de peur d’avoir assommé le maître de céans, et demanda aux trois autres restés conscients :

— Lequel d’entre vous ne paye pas son loyer ?

Deux d’entre eux, en sang, vrillés de douleur, tournèrent le regard vers le troisième, et Jacques Narboni finit par lever la main, à la grande circonspection des copains, qui lui demandèrent :

— … Tu payes pas ton loyer, Jacquot ?

— Il a même un arriéré de plusieurs mois, coupa Fred. Il va falloir vider vos poches.

Dépassés par l’absurdité de la situation, les hommes à terre restaient figés, incapables de faire un geste, sinon d’essuyer avec la manche le sang qui leur coulait du visage. Comme ils tardaient, tout ébahis, à diriger la main vers leur portefeuille :

— Ne me dites pas que vous jouez au poker avec un chéquier. Je veux tout votre liquide, là, sur la table, et celui qui oublie un seul billet respirera par la bouche jusqu’à la fin de ses jours.

Fred renversa un broc d’eau sur la tête du type évanoui pour qu’il participe à la collecte. Les coupures, bien ordonnées en tas, égalaient son Moby Dick en épaisseur.

— Bon, toi là, Jacquot, je vais te dire ce qui va t’arriver si un, tu ne retires pas ta plainte contre mon ami le pizzaïolo, si deux, tu ne déménages pas dans la matinée, si trois, tu parles de notre rencontre à la police, et si quatre, mon ami le pizzaïolo est victime de représailles.