Joignant le geste à la parole, Fred le fit hurler de douleur en lui tirant l’oreille d’un coup sec pour la porter à sa bouche. Sans en faire profiter les trois autres, il lui décrivit à voix basse ce qu’il lui ferait subir si un seul de ces quatre points n’était pas respecté. Il y mit tant de précision, et avec tant de détails réalistes à base d’organes vitaux endommagés dans un ordre bien précis, et avec un tel effet de réel, inspiré par ce qu’il venait d’apprendre du dépeçage d’une baleine, qu’une ombre verte passa sur le visage de l’homme qui, sitôt qu’on lui lâcha l’oreille, se pencha contre l’évier pour vomir tout l’alcool ingéré dans la nuit.
En quittant les lieux, Fred jeta un dernier regard vers les quatre misérables, battus et cassés, qui allaient différer leur partie de poker. Sans doute était-ce l’état dans lequel Moby Dick laissait l’équipage du Pequod après leur grand face-à-face. Il allait, d’ici peu, en avoir le cœur net.
À huit heures, Fred fut le premier à passer la porte de la poste de Mazenc. Il choisit parmi plusieurs modèles le carton adéquat pour envoyer à Pierre Foulon son paquet de billets, et garda juste une petite coupure pour payer un affranchissement en tarif rapide.
Peter Bowles dormait toujours, recroquevillé dans son fauteuil. L’homme qui, de par sa fonction, avait le sommeil le plus léger qui soit, rampait maintenant dans des abysses de ténèbres à la recherche d’une sortie qu’il ne trouvait pas. Fred agrippa un plaid et le déplia sur lui, puis se versa une bonne rasade de bourbon pour repousser la fatigue encore un moment. Il ralluma la télévision, chercha le canal Eurosport pour connaître le résultat du match : les Giants avaient gagné 34 à 15 grâce à une action du jeune Grossmann qui avait marqué sur une passe exceptionnelle dans les trente yards.
Après avoir coupé le son, Fred s’installa dans la même position que la veille. Depuis que les imbéciles avaient interrompu sa lecture, il lui tardait de revenir à ce moment crucial de la page 694, quand Moby Dick pointait à l’horizon.
Achab, lui, avait attendu ce moment sa vie durant. On pouvait même dire que cette rencontre avec la bête — pour lui le mal absolu — était le point d’orgue de toute une existence.
Après une chasse en trois assauts distincts, Achab se retrouvait attaché au monstre marin et disparaissait avec lui dans les eaux, laissant derrière eux un navire en miettes et un équipage dévasté. Seul Ismaël, juché sur un radeau de fortune, survivait au voyage.
Fred reposa son livre et ferma un instant les yeux. Cette fin lui paraissait superbement juste et il n’en imaginait pas d’autre. Elle était sans doute porteuse de sens et touchait à un point essentiel de la condition humaine, mais il n’avait pas la force, pour le moment, d’y réfléchir. Ce dont il était sûr, c’était que ce roman parlait de lui à chaque âge de sa vie.
Il avait été le jeune Ismaël qui s’embarquait pour une aventure au risque de n’en jamais revenir. Il allait obéir à d’autres lois que celles des autres hommes. Il allait admirer ses chefs pour, le jour venu, les remettre en question. Que d’affection pour le jeune Ismaël.
Quelques années plus tard, Fred avait été Achab. Seul maître à bord, tantôt juste avec son équipage, tantôt cruel. Il avait été celui dont on attendait les décisions avec angoisse ou délivrance. Il avait été la détermination, la force, parfois la folie. Il avait eu la peau la plus dure et la vision la plus lointaine. Il avait été un meneur d’hommes.
Mais, et c’était bien le plus incroyable, dans la troisième partie de sa vie, il était devenu Moby Dick en personne. Par-delà l’Atlantique, Fred avait inspiré une haine inouïe. Depuis sa trahison, il avait été traqué, tel le monstre, et les plus aguerris des harponneurs s’étaient lancés à sa poursuite.
Après cette nuit trop agitée, il s’étira longuement, posa le roman sur la table et s’assoupit enfin.
Sur le coup de treize heures, Peter se dressa d’un bond. Tour à tour il regarda l’heure, le téléviseur toujours allumé, son hôte affalé dans le canapé, et la bouteille de tequila vide. Fred ouvrit l’œil quelques secondes plus tard.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, Bowles. La mauvaise c’est que vous ne tenez pas l’alcool, la bonne c’est que les Giants ont gagné.
Bowles se déplaça comme un zombie vers un miroir et vit son visage en friche, crevassé par le sommeil.
— … Que s’est-il passé, Fred ?
— Que voulez-vous qu’il se soit passé ? Vous n’avez plus l’habitude de vous siffler une bouteille entière de tequila.
— Ça n’a pas pu m’arriver… Pas à moi…
— Vous ne vous rappelez vraiment rien ? Au troisième verre, nous sommes presque devenus amis, surtout quand Mulen a marqué. Vous vous souvenez au moins de ce superbe touch down ? Non ? Ensuite, vous m’avez raconté un interminable souvenir de collège, puis vous avez voulu appeler des ex-petites copines — j’ai réussi à vous en dissuader — et vous vous êtes endormi d’un coup, sans sommation.
— Il faut que j’aille prendre une douche… Vous n’avez pas l’intention de bouger tout de suite ?
— Non, prenez votre temps, je ne sortirai pas de la journée.
— Fred, je suis embarrassé…
— Ne vous inquiétez pas, Quint ne saura jamais rien de cette soirée. D’ailleurs, je ne suis même pas sûr qu’il apprécie le football.
Bowles fit un merci honteux, et quitta la pièce. Fred s’étira longuement, prêt à s’assoupir de nouveau, mais dans son lit cette fois. Il éprouvait une sensation de quiétude qui appelait un surcroît de sommeil. Sur la table basse, il saisit son Moby Dick et le retourna dans tous les sens, masse désormais vide dont il devait se débarrasser comme, jadis, il l’aurait fait d’un cadavre. Il y avait des endroits pour ça. Des cimetières à bouquins. Il grimpa jusqu’à la bibliothèque du premier étage, et la cérémonie dura juste le temps de dégager une place libre sur l’étagère pour y loger son exemplaire. Persuadé qu’il le voyait pour la dernière fois, il passa le doigt sur la tranche, eut une dernière pensée pour Achab, et remercia Herman Melville de l’avoir aidé à franchir le cap de cette nuit-là. Une telle intimité s’était créée entre ce roman et lui que Fred n’éprouvait même plus le besoin de s’en vanter. Il n’était pas sûr d’avoir lu un chef-d’œuvre mais il était venu à bout de Moby Dick, et jamais il n’aurait imaginé qu’à son âge, après avoir vécu tant de vies, quelque chose pouvait le rendre plus fort.
Pressé par l’ultimatum de Lena, Warren fut bien forcé de joindre le capitaine Tom Quint. Aucune décision importante n’était prise sans celui qui les accompagnait dans le programme Witsec depuis le premier jour. Grâce à lui, Maggie, Belle et Warren étaient devenus d’honnêtes citoyens américains en passe d’obtenir leur nationalité française si leur intégration se faisait sans heurt et s’ils savaient se fondre dans la masse. Quand Belle s’était installée à Paris, Tom était venu visiter son studio avec elle, puis il était venu déjeuner plusieurs fois en face de sa faculté pour connaître son nouvel univers. Quand Maggie avait ouvert La Parmesane, il l’avait aidée dans certaines démarches administratives et avait été présent le jour de l’ouverture. Quint pouvait être fier de lui : hormis l’imprévisible Fred, les Manzoni s’étaient enfin stabilisés et prouvaient ainsi l’efficacité du programme de protection des témoins.
— Que me vaut ce plaisir, Warren ? Je crois que nous nous voyons bientôt, je passe le week-end prochain à Mazenc pour m’entretenir avec votre père. Vous y serez, non ?