— C’est prévu. Mais je n’y serai pas seul.
— Auriez-vous une bonne nouvelle à m’annoncer ?
— Vous vous souvenez d’une Lena que j’avais rencontrée au lycée ?
— Votre « petite fiancée » comme vous l’appeliez ?
Sans oublier une étape, Warren raconta l’histoire qui le liait désormais à cette petite fiancée.
— Je ne sais pas pourquoi, j’ai tout de suite senti que c’était sérieux avec cette jeune fille. Je suis heureux pour vous, Warren.
— Vous ne me dites pas que tout ça est précipité ? Que je m’engage trop vite ? Avec la toute première ? Que je vais être déçu ? Que je vais regretter ? Que j’ai tout le temps devant moi ?
— Je ne me le permettrais pas. J’aurais très mal pris qu’on me mette en garde quand je me suis entiché de ma femme, j’étais à peine plus vieux que vous, et la suite m’a donné raison. J’ai toujours eu confiance en vous et en votre sœur, j’ai assisté à votre progression d’année en année, et je suis bien placé pour savoir que, par la force des choses, vous avez bien plus d’expérience que la moyenne des jeunes gens. Je respecte votre engagement, Warren.
Des mots qui allaient droit au cœur du jeune homme amoureux qui, plus que jamais, avait besoin de la confiance d’un aîné. Sur le ton de la confidence, Warren lui expliqua son dilemme, que Tom comprit sans avoir besoin de détails : s’il ne présentait pas Lena à sa famille, il la perdait. Mais comment présenter un père imprésentable ?
— Inclure un nouveau membre dans une famille est une joie, mais la vôtre n’est pas une famille comme les autres. Si, comme je vous le souhaite, Lena devient votre femme et la mère de vos enfants, il est très risqué, dans un premier temps, de la mettre dans la confidence du programme Witsec.
— À vrai dire, le mieux serait qu’elle ne le soit jamais.
— Serez-vous capable de ne jamais partager ce secret avec la femme que vous aimez ?
— Je crains que notre couple ne se remette pas de cette déflagration.
Warren n’avait pas besoin d’en rajouter. Tom connaissait ce gosse par cœur, il l’avait vu évoluer, puis chuter et se remettre sur pied comme un vrai petit soldat, sans jamais se plaindre. Un gosse qui avait vécu la douleur du bannissement, un gosse qui avait été tenté par les valeurs et la carrière de son père mais qui avait compris toute l’horreur que représentait une vie entière au sein d’une organisation criminelle. Un gosse qui avait nié la tradition ancestrale de l’Onorata società pour mener sa vie d’homme libre.
— Je vais vous dire une chose terrible : l’idéal aurait été de le faire passer pour mort. Je me voyais bien jouer le rôle de l’orphelin, tellement plus facile que celui du fils du monstre. Mais avant même que nous fassions connaissance, Lena savait que mon père était américain et qu’il écrivait des livres. Elle en a même lu un…
— Du sang et des dollars ?
— Non, L’empire de la nuit. Elle ne l’a pas terminé, elle m’a juste dit : « Mais où ton père va-t-il chercher toutes ces horreurs ? »
Tom rêva un instant au soulagement que serait, pour lui aussi, la mort de Fred. Plus rien à redouter de son ennemi de toujours, fin du dispositif de surveillance, et les membres de LCN continueraient à se déchirer entre eux en imaginant Fred bien vivant, en train de se la couler douce — le couronnement du programme Witsec. Cela voulait dire aussi, pour Tom, des retours plus fréquents aux États-Unis, et la satisfaction d’avoir survécu à ce salopard qui ne l’avait pas épargné depuis douze ans.
— Comment allons-nous procéder ? Tout gosse, je vous voyais déjà régler les problèmes que mon père posait.
— Cette fois, j’ai besoin d’un temps de réflexion.
— Ne me laissez pas tomber.
— L’ai-je jamais fait ?
Maggie ne se forçait plus à rassurer ses troupes par une bonne humeur toute feinte. Chaque étape de sa journée lui demandait de puiser dans des ressources qu’elle n’avait plus, comme il lui était de plus en plus pénible de dissimuler la gravité des problèmes de La Parmesane. Après la désertion de ses précieux fournisseurs, elle en avait trouvé de nouveaux, moins bons et trop chers pour ses faibles moyens. Personne ne s’était rendu compte que la qualité avait à peine baissé, sinon Clara, seule dans la confidence. Avec le temps, elle aurait pu surmonter ce coup bas si, comme elle s’y attendait, d’autres n’étaient venus la frapper.
Francis Bretet vint la voir à la boutique et lui proposa une solution, il osa prononcer le mot : Il y a sans doute une solution pour vous en sortir, madame Wayne. Celle qu’il proposa était le rachat pur et simple après une reddition sans conditions et, cette fois, sans le moindre avantage.
Peu de temps après son refus, une dénonciation anonyme provoqua la visite des services d’hygiène. Deux agents de contrôle passèrent au crible tout ce qui pouvait l’être, la température des produits, les risques de rupture de la chaîne du froid, ils procédèrent à des prélèvements pour les analyser en labo, ils vérifièrent les huiles de friture usagées, les congélations, les conditions d’emballage, ils fouillèrent l’arrière-boutique, les frigos, la cave, et inspectèrent les éviers, lavabos et W-C du personnel. Ils constatèrent l’absence de rongeurs et d’insectes, et ne relevèrent aucune infraction, aucun produit corrompu ou non conforme à la réglementation, ou présentant un danger pour les consommateurs. Selon la Direction des affaires sanitaires et sociales, La Parmesane était aux normes, ce que Maggie savait déjà.
Quelques jours plus tard, elle eut la visite de l’inspection du travail, suite à des informations informelles de violation de la législation. Les contrôleurs interrogèrent les salariés et consultèrent les contrats de travail et les fiches de paie. Ils firent le tour des locaux, vérifièrent la date des extincteurs, le système d’aération, la sécurité. Sur ce plan-là aussi, La Parmesane était irréprochable.
Maggie ne parut pas étonnée quand, peu de temps après, elle eut droit à un contrôle fiscal. On vérifia la totalité de la comptabilité, les déclarations de TVA et de taxe professionnelle, les relevés de compte bancaire, le bail commercial, les contrats avec les fournisseurs, l’origine des frais financiers, les emprunts, les découverts, les crédits, le livre d’inventaire, les documents annexes de recettes et de dépenses et les notes de frais. La comptabilité fut considérée comme sincère et régulière et Maggie reçut un avis d’absence de redressement.
À tous les contrôleurs qui défilèrent durant cette période perturbée, elle fit goûter ses melanzane alla parmiggiana, et n’eut que des compliments.
Même si elle les avait surmontées, toutes ces nuisances lui paraissaient bien injustes et lui avaient pris tout le temps dont elle aurait eu besoin pour régler d’autres problèmes. Elles émoussaient sa confiance en elle et la rendaient irritable. Un soir, au téléphone, elle refusa de prendre la commande d’un client qui appelait tous les jours ; dans un accès de paranoïa, elle le soupçonna d’opérer une razzia sur son stock, juste avant le rush, afin de tuer l’offre auprès de sa clientèle. Le type tomba des nues devant une telle accusation — il était juste accro aux aubergines à la parmesane et en abusait sans doute, mais il ne travaillait pas pour la concurrence. Ça ne calma pas l’agressivité de Maggie : Si vous dites vrai, vous êtes en train de vous rendre malade. Nos produits sont de tout premier ordre mais un estomac ne peut pas supporter cette quantité de fromages et de sauce tomate tous les jours. Comment ça, ça ne me regarde pas ? Si, ça me regarde, ma cuisine ne rendra personne malade. Ce soir-là, elle resta un bon moment dans la pénombre, assise sur le banc faisant face à l’usine à bouffe de Francis Bretet, qui tournait à plein régime. À ses idées sombres se mêlèrent des images d’une violence inouïe. Maggie savait qu’il était inutile de les refouler et attendit qu’elles passent.