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À peine venaient-ils de faire l’amour, avec la rage des amants séparés par une éternité de trois jours, que François Largillière alluma le projecteur au-dessus de son lit. Comme d’autres s’endormaient ou fumaient une cigarette, lui n’aimait rien tant, entre deux ébats, que de faire défiler des images sans forcément leur prêter attention. Belle se demanda à nouveau pourquoi l’homme qu’elle aimait ne parvenait pas à prolonger leur frénésie par une tendre étreinte. De surcroît, Largillière ne goûtait que les films d’action qui vidaient l’instant de toute son intimité. Il aimait le fantastique intello, le gore raffiné, la science-fiction pourvu qu’elle soit un peu sanglante et, surtout, les films de gangsters qui savent mêler le cruel et l’émouvant. Genres pour lesquels Belle n’avait aucune attirance, mais elle finissait toujours par se blottir contre lui et s’assoupir, avant qu’ils ne s’enlacent à nouveau, ou que Largillière ne lui propose une idée extravagante pour prolonger la nuit.

— Belle ? Est-ce que vous avez vu Le parrain ?

— Le parrain ?

— Oui, de Francis Ford Coppola.

François enclencha le DVD. Il était de la pire race des cinéphiles, ceux qui n’hésitent pas à commenter l’action, à traduire les enjeux psychologiques, ou à précéder d’une courte seconde un dialogue. Persuadé que Belle n’avait encore vu aucun des films qu’il plaçait au plus haut de son panthéon, il se faisait un devoir de l’initier au film noir en partant du principe que les femmes y étaient bien moins sensibles que les hommes.

— Oui, je sais ce que vous allez dire, ce sont des histoires de truands qui s’entre-tuent, mais ça va bien au-delà, si vous saviez !

Des destins terribles et sublimes, des luttes fratricides, de l’honneur et du sang, des larmes et des morts, que d’émotions ! Métaphysique du crime, testostérone et art lyrique, hymne à la vengeance, du grandiose ! Et la scène où une famille rivale veut tuer Vito Corleone à l’hôpital, et la retraite en Sicile avec la mort de la promise, et la Saint-Barthélemy du crime orchestrée par Michael, et surtout, les dernières images du film, la mort du père sous les yeux de son petit-fils. Quel déchirement !

Belle assista à ce panégyrique avec la patience d’une femme amoureuse et s’amusa de voir François se pâmer pour une réplique culte ou une scène mythique — tout devenait emphatique quand il s’agissait du Parrain. Son exaltation ne l’avait jamais quitté depuis l’adolescence, elle trahissait sa profonde admiration pour les gangsters tels que le film les dépeignait. Il s’agissait là d’une identification à son point ultime, le rêve doré de la plupart des hommes, cette virilité-là était rayonnante : fallait-il avoir des couilles, mais aussi du cœur, pour se faire une place au sein d’un clan mafieux.

C’était pour Belle le comble de l’ironie. François Largillière était le parfait contraire d’un affranchi. Il vivait reclus, fuyait les petits drames ordinaires de ses contemporains, rasait les murs quand un rendez-vous le poussait hors de son quartier. Il n’avait déménagé que deux fois dans sa vie et n’avait jamais mis les pieds dans cinq des vingt arrondissements de Paris.

— Écoutez, là ! Quand il dit : go to the mattresses, littéralement ça veut dire aller aux matelas, c’est comme une déclaration de guerre. Ça vient d’une expression italienne traditionnelle, quand les soldats se barricadaient dans des maisons désertées par leurs habitants, et protégeaient les portes et les fenêtres avec des matelas.

François se trompait mais Belle s’abstint de le reprendre ; l’expression concernait justement les habitants en fuite qui, dans les villes avoisinantes, demandaient à être hébergés et louaient des matelas posés à même le sol.

— Vous voyez cet acteur, là, Robert Duvall, c’est le seul du clan Corleone à ne pas être sicilien, il est irlandais, mais Vito le considère comme un de ses fils. Il joue le rôle du consigliere, le conseiller du clan.

Belle ouvrit grands les yeux pour feindre l’étonnement et posa une question naïve pour encourager François dans son cours magistral. Il appelait tous les personnages de mafieux par leur prénom, il parlait de Sonny, de Vito, de Tom, et surtout de Michael, le fils prodigue, l’héritier de l’empire, le héros, joué par Al Pacino, la légende. Il parlait de Michael comme d’un proche, il le comprenait si bien, ses drames intérieurs, ses affres, et pour finir, ses décisions, parfois sanglantes, mais soutenues par une éthique et un sens de l’honneur exemplaires. Ah, comment communiquer tant d’enthousiasme à Belle !

Et comment la douce et tendre Belle, cette madone d’innocence et de pureté, pouvait-elle gâcher le plaisir de son homme ? Le faire tomber de l’échelle où il était perché, tout là-haut, au paradis des mauvais garçons ? Comment avouer qu’elle avait connu ce film avant sa naissance, dans le ventre de sa mère ? Il avait fait partie de son héritage, posé dans son berceau comme un hochet et un nounours. Combien de fois le bébé Belle avait-elle grimpé sur les genoux de son papa qui revoyait sans se lasser ce film à la musique si triste ? Une musique qui lui avait servi de berceuse, elle la chantonnait en même temps que Jingle Bells, un air que l’on apprend avant même de savoir parler et dont on ne se débarrasse jamais. Comment pouvait-elle raconter à François que son propre parrain, celui qui l’avait portée sur les fonts baptismaux, s’appelait Anthony De Biase, et qu’il était le consigliere du clan Manzoni ? Anthony, l’homme sage qui, sur une simple consultation, pouvait déclencher ou faire cesser une guerre. Elle aurait pu lui citer quantité de personnages, inconnus du public mais véritables légendes de LCN, qui avaient déposé un baiser sur son front. Elle aurait pu lui dire combien de mains qui avaient donné la mort l’avaient bercée, combien de tueurs sans pitié l’avaient sacrée « la plus belle créature du monde », combien de caprices on lui avait passés parce qu’elle était la fille du boss. Les figures que son François admirait aujourd’hui étaient les fantômes de la vie de Belle, qui lui avaient offert une enfance de princesse. Quelle petite fille devenue grande avait droit à des souvenirs de cette force ?

— Attention ! Vito va lancer sa réplique culte : Je vais lui faire une proposition qu’il ne pourra pas refuser.

Comment dire à François, sans le décevoir, que tous les personnages qu’il vénérait faisaient désormais partie d’un folklore, que les Corleone n’existaient plus sous cette forme, et que déjà Gianni Manzoni, son propre père, ne jouait plus avec les mêmes règles.

Le film se termina enfin et, tard dans la nuit, ils s’enlacèrent, apaisés, dans le silence d’une harmonie pure. Jusqu’à ce que François Largillière ajoute, avant de sombrer dans le sommeil :

— Le pire c’est que je vais reprocher à toutes celles qui vont vous succéder de n’être pas vous.

*

Tout appel téléphonique pour les Wayne transitait par le standard de Peter Bowles. S’il était capable d’identifier le correspondant, il faisait suivre sur le poste des Wayne, idem pour les coups de fil vers l’extérieur. Fred savait contourner le dispositif pour passer un coup de fil discret lors de ses rares escapades, mais le problème n’était pas là : il n’avait plus de coups de fil discrets à passer à quiconque.