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Vers les dix heures du matin, alors qu’il s’apprêtait à entrer dans son bureau, une tasse de thé à la main, il vit s’afficher le nom de son éditeur sur l’écran digital. Renaud Delbosc n’appelait que pour de bonnes raisons, et jamais Fred ne se sentait plus écrivain qu’en bavardant avec lui.

— Bonjour Laszlo, c’est Renaud.

— Renaud ! Donnez-moi des nouvelles de moi avant de me donner des nouvelles de vous.

— Vous allez être traduit en japonais.

— En japonais ?

— J’ai rencontré à la foire du livre de Francfort un M. Nakamura, sa maison ressemble un peu à la mienne, par la taille et aussi par l’esprit. Il publie des romans policiers étrangers, pas plus de deux ou trois par an, rien que des coups de cœur. Il pense que les Japonais vont raffoler de vos histoires extravagantes de mafieux américains.

Renaud Delbosc avait créé sa petite maison d’édition après avoir longtemps travaillé pour un gros groupe éditorial. Deux ou trois auteurs de renom l’avaient suivi dans son entreprise et lui avaient donné une crédibilité dans le milieu. Son éclectisme avait, à la longue, étoffé un catalogue où se côtoyaient le roman exotique et l’essai élitiste, le thriller qui tue et la petite perle du bout du monde. La politique éditoriale de Renaud Delbosc tenait en un seul point : plaire à Renaud Delbosc.

— Si ma mémoire est bonne, ça nous fait trois traductions pour L’empire de la nuit. Et en France, nous allons passer les dix mille exemplaires, ce qui, de nos jours, est tout à fait estimable. J’ai connu des auteurs heureux pour moins que ça, Laszlo.

Fred sentait que son éditeur avait pris cette traduction pour prétexte et appelait en réalité pour se renseigner sur l’avancement du troisième roman. Il recula un moment l’échéance en lui demandant le détail des ventes du premier.

— Du sang et des dollars approche les quinze mille et va être traduit en espagnol. Ils sont en train de lire L’empire de la nuit et ils voulaient savoir si vous étiez sur un troisième.

— J’y travaille, j’y travaille…

Il y travaillait effectivement mais ce manuscrit, qui ne portait pas encore de titre, stagnait à la page 48, et Fred avait beau lire et relire le début, rien ne lui permettait de supposer qu’un jour il y aurait une page 49. Depuis qu’il s’était attaqué au troisième volet de ses Mémoires, Fred peinait à retrouver la même évidence, la même urgence que pour son tout premier. Il avait tellement prétendu être écrivain, il l’avait clamé si fort à ceux qui voulaient l’entendre que même ceux qui ne le voulaient pas se le tenaient pour dit. Il s’était demandé si les autres écrivains avaient, comme lui, stocké assez de souvenirs pour les transcrire leur vie durant, ou si leur seule imagination suffisait. Fred se souvenait avec nostalgie du jour où, quelques années plus tôt, il avait annoncé à Tom Quint qu’il avait terminé son premier roman.

— Un roman ! L’oisiveté vous est montée à la tête, Fred.

Tom Quint, tout comme les membres de la famille Manzoni, avait mal vécu cette vocation tardive. Mais il avait bien fallu se rendre à l’évidence le jour où l’analphabète avait relié 286 feuillets en un seul bloc, noir de lignes et presque sans ponctuation. Du sang et des dollars existait désormais et contenait son énergie maléfique dans une boîte de Pandore que personne n’avait envie de voir s’ouvrir.

Pour d’évidentes raisons, Tom avait été le premier lecteur de cette autobiographie noire qui l’avait épouvanté par une accumulation de détails, de noms et de faits réels.

— Vous consignez là vingt ans d’histoire de LCN vue de l’intérieur. Non seulement vous nommez en toutes lettres vos anciens collègues, mais vous ne nous épargnez aucun détail sur leur pedigree ni sur la façon dont chacun se débarrasse d’un cadavre.

— Qu’avez-vous pensé du passage où je raconte comment Dominick Mione et moi avons réduit en miettes le supermarché Moffat, à l’angle de la 55e ? Toute la description dans la chambre froide ?

— Je n’ai pas été sensible à tant de poésie.

— Ne me dites pas que vous n’avez rien appris sur les méthodes de LCN en matière de lutte contre la concurrence ? Et tout ce passage sur les paris truqués du cynodrome, et ce suspense sur la course de Lampo, mon lévrier ? Et la bagarre qui a suivi, avec cette bande de Chinois qui voulaient nous découper à la machette ?

— Ils nous auraient privés d’un grand auteur mais ils m’auraient débarrassé de vous. De deux maux il faut choisir le moindre, comme disent les Français.

— Vous êtes bien sévère. Dites plutôt que, tout comme Maggie, l’idée même que j’aie osé écrire vous insupporte. Vous auriez préféré que je croupisse le reste de mes jours dans le remords, rongé par une maladie qui me condamne à errer sans trouver le repentir.

Au lieu de ça, Fred Wayne avait exhumé Giovanni Manzoni pour en faire une sorte de héros moderne et sans scrupules, voleur par tradition et tueur par devoir.

— Que vous vous donniez le beau rôle, et que vous fassiez de votre commerce crapuleux une sorte de récit picaresque ne m’étonne pas plus que ça. Après tout, on peut aussi lire ce manuscrit comme un document sur la sauvagerie en milieu urbain, ou comme un traité de productivité à l’usage des voyous, voire comme un panthéon érigé à votre propre bêtise. Ce qui est honteux n’est pas tant ce que vous décrivez mais plutôt ce que vous ne décrivez pas. Vous avez trié dans vos atrocités, parce que, malgré tout, vous connaissez la frontière entre l’avouable et l’inavouable, entre le pittoresque et l’immonde. Vous taisez vos actes de pure barbarie pour ne pas entacher votre personnage de gouape au grand cœur.

— Vous croyez que je peux faire tenir ma vie en un seul volume ? J’ai de quoi en remplir quelques-uns, et je risque de vous surprendre.

— Ce que j’ai trouvé tout aussi lâche, c’est ce que vous n’évoquez pas pour vous éviter les foudres de Maggie. Tout ce qu’elle suppose mais qu’elle préfère ne pas savoir, votre chambre à l’année chez Madame Nell, sans parler des soirées romaines avec vos sbires.

— Dans ces soirées romaines, comme vous les appelez, il n’était pas rare de rencontrer des flics et des politiques, et parfois les femmes de ceux-ci. En revanche, j’avoue n’avoir jamais croisé un seul agent fédéral. Vous-même, Tom, je suis bien certain que vous n’avez jamais mis les pieds dans un bordel.

— Les descentes et les perquisitions me suffisaient. Et je laissais aux jeunes recrues du Bureau le soin d’installer les écoutes et les caméras de surveillance, ou même de persuader certaines filles de faire partie de nos informateurs. Nous avons plus d’enregistrements de vos frasques qu’il n’y a de DVD au rayon porno de votre vidéoclub.

Tom avait raison sur un point : par égard pour Maggie, mais aussi par peur de représailles, Fred s’était très peu attardé sur sa vie de débauche. Comme il avait laissé de côté toute la période où il avait usé et abusé de drogues qu’il aurait interdites à ses enfants. Pourtant, l’essentiel de son récit ne concernait pas ses vices privés mais bien l’exercice quotidien du pouvoir au sein de LCN. Sa vie de traître caché prenait un autre sens, et sa carrière dans la mafia n’était plus le lieu de la nostalgie mais une matière première qu’il avait engrangée pour la restituer aux générations à venir — Melville et Hemingway avaient-ils procédé autrement ?