Fred avait accouché d’une œuvre, et l’idée de la publier allait vite le tarauder. Sur ce point, Tom avait dû faire preuve de diplomatie afin que la boîte de Pandore ne lui explose pas au visage — Fred était capable de prendre tout le monde à revers en envoyant son brûlot à tout ce que l’Europe et les États-Unis comptaient d’éditeurs, ou même à la presse, quitte à bazarder le programme Witsec.
Le capitaine Quint en avait référé à ses chefs de Washington qui, après un vent de panique, lurent l’ouvrage. Curieusement, le fait qu’un Manzoni raconte ses souvenirs de truand ne les inquiétait pas vraiment ; ils avaient surtout craint d’y voir figurer les noms de certains politiques qui, naguère, avaient directement ou indirectement côtoyé la planète LCN. Rassurés sur ce point, ils laissèrent les mains libres à Tom qui se retrouva encombré d’un libelle de 286 feuillets écrit par son plus redoutable ennemi. S’engagea alors un bras de fer qui dura plusieurs mois. Fred consentit à retravailler les passages sur les dossiers toujours d’actualité, maquilla tout ce qui aurait pu l’identifier, jusqu’aux descriptions physiques des individus — même ceux qu’il avait, au sens propre, taillés en pièces. Il changea les noms et les lieux, transposa certains événements dans des villes où il n’avait jamais mis les pieds, modifia les contextes et rendit méconnaissables les épisodes les plus fameux. Après que le G-man eut exigé ces coupures et corrections, l’ouvrage passa de 286 à 321 feuillets.
— Soyons pragmatiques, Tom. Si je publie mon roman, je coûterai moins cher au gouvernement américain.
— Parce que non seulement vous pensez que votre littérature est publiable, mais qu’elle va vous rapporter de l’argent ?
— Un coup à tenter, rien que pour vous contredire. Si personne ne veut de mon bouquin, je vous jure que j’abandonne mes prétentions littéraires et que je deviens le bon petit repenti qui se terre dans le remords.
— Pour qu’une telle chose soit possible, il faudrait que vous publiiez sous pseudonyme.
— Laszlo Pryor.
— … Pardon ?
— C’est mon pseudonyme. Vous ne trouvez pas que ça ressemble à un nom d’écrivain ?
— Pourquoi Laszlo Pryor ? Il y a une signification particulière ?
— Laszlo parce que ça donne un côté slave et mystérieux. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours l’impression que les écrivains crédibles sont slaves et mystérieux. Et Pryor parce que je suis fan du film Comment claquer un million de dollars par jour avec Richard Pryor.
Rien de cela n’était vrai, un Laszlo Pryor existait bel et bien et travaillait comme homme de peine dans un bar de Newark, le Bee-Bee. Fred avait utilisé son nom parce qu’il en aimait la sonorité, mais aussi parce qu’il avait toujours entretenu un rapport particulier avec ce drôle de type. Laszlo Pryor et Giovanni Manzoni étaient comme les faces sombre et lumineuse d’une même pièce, et ce pour des raisons que Fred n’avait pas envie d’évoquer devant Tom.
— Interdiction de rencontrer votre éditeur ou même de donner la moindre interview.
— Ça me va, Tom.
— De toute façon, je suis tranquille, personne ne voudra de votre diarrhée de graphomane analphabète. Comment voulez-vous qu’un éditeur mise de l’argent sur vous ? Quel bûcheron oserait même déboiser un carré de forêt pour fabriquer la pâte à papier nécessaire à la publication de pareilles inepties ?
— Sachez que si ce petit miracle avait lieu, vous n’auriez plus jamais à vous plaindre de moi, je serais un repenti exemplaire, un repenti heureux, dans la force de l’âge et à l’apogée de sa carrière de repenti.
Via ses sources, Tom se fit établir un topo sur le milieu de l’édition en France. Puis, presque par gageure, et pour décourager ce prétentieux de Fred, ils se mirent d’accord sur une courte liste d’éditeurs possibles. Tom servirait d’interface à toute l’opération, il aurait le statut de mandant pour le compte d’un auteur désirant garder l’anonymat. Un seul éditeur, Renaud Delbosc, se manifesta de longs mois après avoir reçu le manuscrit de Blood and dollars, by Laszlo Pryor.
Renaud Delbosc expliqua à Tom ce qu’il avait sincèrement ressenti à la lecture du texte. Il trouvait le style sommaire et chaotique, le livre impubliable en l’état mais seulement après une réécriture en profondeur et un minutieux travail de traduction. En revanche, il avait été troublé par la haute précision dans la description des scènes d’action, qui créaient une étonnante violence graphique, presque désincarnée, hors limite, et sans le plus petit accent de réel.
— On ne croit pas une seconde à la scène où le héros et sa bande de malfrats vont vider un squat du Bronx occupé par un gang de Portoricains, ou encore ce passage hallucinant où Victor Gilli compresse une Buick dans une casse auto avec, à l’intérieur, quatre types qu’il soupçonne de l’avoir balancé au FBI.
Victor Gilli s’appelait en réalité Vincent Di Gregorio, il ne s’agissait pas d’une Buick mais d’une Chevrolet Silverado, mais les quatre types s’étaient bel et bien retrouvés compressés dans un bloc de métal de moins d’un mètre cube, et ce pour avoir donné des informations confidentielles sur le clan Gilli, non pas au FBI, mais à Don Polsinelli, un capo rival. Retranscrit dans les Mémoires de Fred, cet épisode ressemblait à une sorte de performance d’artiste, éphémère moment d’osmose entre chair et métal, avec, au final, sortant de la presse, une sculpture contemporaine qui symbolisait l’ultime sépulture de la vanité humaine.
— On n’y croit pas une seconde, répéta Delbosc, mais quelle imagination, quelle sophistication, quel sens aigu du détail monstrueux, quelle cruelle abondance ! Je ne sais pas qui se cache derrière le nom de Laszlo Pryor, et, somme toute, je ne suis pas sûr de vouloir faire sa connaissance, mais je veux le publier. Je peux lui proposer un contrat sans à-valoir pour une publication dans ma collection de poche, pour un petit tirage de trois mille exemplaires, sans publicité. On laisse faire le bouche-à-oreille et on voit comment ça réagit.
Du sang et des dollars sortit l’année de l’installation des Wayne à Mazenc. Tom, le mandant, signait les contrats, recevait les coups de téléphone et les très rares coupures de presse sur le livre, qui fut réimprimé deux fois pour atteindre les huit mille exemplaires vendus la première année — un score honnête qui permettait à une maison d’édition indépendante de le rester, et, pourquoi pas, de sortir un prochain Laszlo Pryor.
Toutefois, avant que le manuscrit ne lui paraisse publiable, Renaud Delbosc avait fourni un travail d’orfèvre. Il avait réussi à obtenir de Fred certains allègements non pour des raisons de censure mais pour le bon équilibre du texte. Tom, qui n’avait ni le temps ni l’envie de s’occuper de ces finasseries, fut bien contraint de les laisser travailler en direct. Il se mit d’accord avec Fred sur le personnage de Laszlo Pryor : un haut fonctionnaire américain ayant pris sa retraite en Provence, et qui, plus pour tuer le temps que pour se lancer dans une carrière tardive, s’était mis à écrire. On avait connu plus tordu.
— Ce M. Nakamura adorerait vous rencontrer, comme nous tous. Je lui ai parlé de nos conventions d’anonymat et il s’est engagé à les respecter.
Fred songeait déjà à son public nippon. Avec un peu de chance, quelques yakuzas, les redoutables barons de la mafia japonaise, se pencheraient sur sa prose, et qui sait, en tireraient peut-être des leçons. Un jour, se disait-il, il faudrait que quelqu’un fonde, par un document écrit, l’Internationale des voyous, le grand livre œcuménique de toutes les mafias du monde.
Mais Fred se sentait trop vieux pour en jeter les bases. Il préféra retourner vers son troisième opus qui risquait bien d’être le dernier.