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Après être passé dans le repaire de Bowles pour un débriefing en règle, Tom remonta l’allée sans nom jusqu’à la porte d’entrée, toujours ouverte, des Wayne. Attiré par une odeur de viande et d’herbes qui crépitaient à feu doux, il s’arrêta un instant dans la cuisine, et fut tenté de soulever un couvercle pour voir ce qui se mijotait.

— N’y pensez même pas ! cria Fred en surgissant du cellier, les bras chargés de bouteilles. C’est une surprise pour le dîner.

Ils se regardèrent droit dans les yeux, échangèrent une ferme poignée de main qui les renseigna bien mieux qu’un sourire sur l’humeur de l’autre, et jouèrent au rituel des retrouvailles comme les deux bons amis qu’ils n’étaient pas. Fred proposa à Tom de le suivre dans le jardin où les attendaient un thé et des biscuits.

— J’ai pensé que c’était un peu tôt pour un de ces excellents vins blancs qu’on trouve dans le coin. Je nous ai installés dehors, ça commence tout juste à être agréable.

Sous le frais soleil d’avril, Tom longea la coursive dont la voûte en pierre blanche, vieille de trois siècles, était restée intacte. Il aboutit dans le jardin, s’assit à la table en teck patiné par la pluie et le froid, et admira la partie arrière de la maison avec les yeux de Karen, sa femme, dont le rêve était de vivre dans un pareil endroit. Il s’attarda sur le clocher, vestige de l’ancien cloître, sa pierre recouverte de lierre, les volets bleus des chambres sur trois étages, la piscine, légèrement en hauteur pour rester discrète, et la grande pièce de plain-pied où l’on pouvait recevoir le village entier. Karen aurait mérité tout ça.

— Vous avez fait des travaux depuis la dernière fois ?

Fred lui désigna la cuisine du bas, « pratique surtout l’été pour éviter d’incessants allers-retours à l’étage ».

— Du citron avec le thé ?

— Nature, ça ira.

L’agent spécial Thomas Quintiliani n’avait pas à rougir de ses appointements qui lui avaient permis d’envoyer ses fils à l’université et d’acheter une maison dans un quartier résidentiel de Tallahassee, Floride. Karen y menait une vie saine et tranquille, entre son potager et ses voisins, retraités pour la plupart. Malgré tout, elle ne cachait pas sa nostalgie du Vieux Continent, qu’elle avait connu durant ses études d’architecture, et désespérait de jamais y retourner. Aujourd’hui, c’était l’ex-gangster qui habitait en Provence, dans un lieu chargé d’histoire, au confort moderne, à trois heures de train de Paris et du reste de sa famille, quand lui, Tom, ne voyait les siens que trois fois par an.

— Est-ce que je me trompe, Fred, ou vous vous civilisez ? Les vins fins, le thé, la vieille pierre. Il paraît même que vous avez lu un livre.

— Ce serait dommage de boire des saloperies dans le pays du vin, non ? Le thé, j’en ai toujours bu, mais maintenant c’est du thé vert japonais parce que c’est bon pour la prostate, paraît-il. Sinon oui, j’ai lu Moby Dick comme tout le monde, je ne pense pas que ça mérite un rapport à Washington.

— Vous n’êtes plus tout à fait le même depuis que vous êtes ici. Vous vous êtes posé.

Ils se lancèrent dans un débat sédentarité/mobilité, chacun regrettant ce qu’il vivait le moins, et ne dirent que des choses convenues sur le rythme de la vie, le destin, et la vieillesse qui point. Il y avait là un plaisir indéfinissable à retrouver, tout comme un vieil ami, un vieil ennemi, à éprouver de la curiosité pour ce qu’il devenait, dans l’attente du récit de ses faux pas et de ses tristes confidences. Mais l’heure n’était pas encore à la révélation et, même si les colts étaient chargés, prêts à être dégainés, même si les couteaux étaient aiguisés et menaçaient de se planter au premier mot de travers, même si l’on gardait en réserve une roquette assez forte pour atomiser un village de Provence, Tom et Fred sirotèrent leur tasse de Sencha en égrenant des banalités dans la tiédeur de cette fin d’après-midi de printemps.

Le capitaine du FBI aperçut Bowles, son subalterne, s’étirer longuement à la fenêtre comme s’il venait de se réveiller.

— Il a dû piquer un petit roupillon depuis que vous avez pris le relais, dit Fred. Cet homme ne dort pas de la nuit, il me croit capable de petites escapades nocturnes comme je faisais en Normandie.

— Comment se déroule la cohabitation ?

— Il est discret, taciturne, un peu trop « anglais » pour moi. À tout prendre, j’aurais préféré un Rital à la Caputo ou Di Cicco. Je redoute déjà notre excursion parisienne de demain. Essayez de passer huit heures tout seul avec Bowles dans une voiture et vous ferez l’expérience de la solitude extrême.

Une fois l’an, et sous contrôle du programme Witsec, Fred avait l’obligation de se présenter à l’ambassade des États-Unis pour renouveler le seul document qui justifiait de son identité auprès de l’administration française : son passeport. A priori le document en question ne lui servait pas à voyager, mais Tom prévoyait toujours le cas d’un départ précipité. À chacune de ses visites, on prenait ses empreintes et sa photo, et en cas de changement de nom — en moyenne tous les trois ans — on lui demandait de restituer l’ancien passeport. Compte tenu de son statut de résident à titre exceptionnel, on lui aménageait un rendez-vous spécial, en général le dimanche, tôt le matin, afin qu’il croise le moins possible de ressortissants américains. Fred fournissait tous les renseignements nécessaires, sauf son adresse, que seuls Tom, Bowles, et le grand patron du Bureau à Washington connaissaient. Autant que faire se peut, Tom préférait éviter les transports en commun et cet aller-retour à Paris se faisait donc en voiture. Fred et Peter allaient prendre la route le samedi en fin d’après-midi, arriver à l’hôtel vers minuit, se présenter à l’ambassade dès six heures, pour un retour à Mazenc le dimanche soir. Cette année, pour des raisons que Fred n’avait surtout pas à connaître, Tom Quint avait réussi à faire coïncider dans le même week-end leur mystérieux tête-à-tête et, le lendemain, cet aller-retour à l’ambassade.

— Bowles est un très bon élément qui a désormais besoin de retourner sur le terrain. D’ici la fin de l’année, je vous affecterai un petit jeune tout frais sorti de Quantico.

— Et une femme ? Pourquoi pas une femme ? Parmi les quinze mille agents du FBI, vous allez bien m’en dégoter une. Je ne saurai rien lui cacher, et pour peu qu’elle soit gironde, elle aura le droit de se baigner dans la piscine.

— Ne commencez pas à dire des bêtises avant même d’avoir ouvert cette bouteille de blanc. En attendant, allez plutôt nous remplir la théière d’eau chaude dans cette cuisine du bas.

*

À vingt heures, Tom eut enfin le droit de soulever le couvercle du faitout qui mijotait depuis l’après-midi, et tomba nez à nez avec une forme oblongue à la chair brune et ridée qui parvenait à être appétissante.

— Je sais que les Italiens ont un nom pour cette chose, Fred.

— Polpetone ! Ne me dites pas que votre mère n’en a jamais fait.

— Ma mère vient d’une famille de pêcheurs calabrais, elle n’a jamais su cuisiner la viande.

Fred coupa le feu, piqua dans la paupiette géante pour la poser sur un billot et la découpa en tranches. La farce formait, bien au centre, un beau médaillon jaune persillé dont il semblait satisfait.

— Ça n’a l’air de rien comme ça, mais ça demande un petit tour de main.

Malgré le délicat fumet de ce qu’ils allaient déguster, Tom regrettait de ne pas dîner dans le premier restaurant venu, en terrain neutre, débarrassé de toute idée d’hospitalité. Par le passé, les deux hommes s’étaient côtoyés dans les contextes les plus extrêmes ; il y avait eu la violence des premiers temps, la traque, l’arrestation de Fred. Ils avaient connu les parloirs de prison et l’assignation à résidence dans les planques du FBI, une proximité de vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dans la haine mutuelle et le mauvais café. Puis ils avaient enchaîné les vols intérieurs pour déjouer les traquenards de LCN, et après le Procès des cinq familles, sous haute surveillance et pression maximale, ils avaient fait ensemble le grand bond par-delà l’Atlantique et découvert un nouveau continent. Ils avaient connu Paris, puis la campagne française, et Tom maintenait toujours sa garde rapprochée en veillant sur Fred comme sur un chef d’État. Douze ans plus tard, cet accueil, cette fausse convivialité, le fait même que Fred se soit mis devant les fourneaux gênait Tom. Ils allaient vivre un moment difficile, qui certes honorait leur pacte secret, mais qui jamais ne s’était déroulé en douceur.