— Ne cherchez pas à vous rendre utile, Tom, et dites-moi plutôt ce que vous pensez de ce petit viognier.
Tom tendit son verre de blanc vers la lumière. Il ne buvait jamais avant dix-neuf heures, et rarement plus de deux verres de vin durant le dîner. Il avait proscrit l’alcool fort, même en cocktail, et la bière, même par temps chaud. Il ne dérogeait plus à cette discipline qui, à la longue, lui avait fait perdre le goût de l’ivresse. La seule drogue de Tom était le contrôle.
— Du viognier, vous dites ? Il y a cinq ans de cela, vous n’auriez même pas pu prononcer ce mot.
— Cette putain de langue française a fini par me grignoter comme une gangrène. Il m’arrive parfois d’utiliser des mots dont je ne connais même pas le sens, simplement parce que je les ai entendus à la télé ou dans la rue. Mes enfants me parlent français et je ne vois plus assez Maggie pour qu’on s’engueule dans notre foutue langue de Newark. Je n’ai plus personne à insulter, pas même Bowles, qui prend tout de travers, et quand on a perdu l’insulte, dans une langue, qu’est-ce qui reste ? Il y a pire encore : l’autre fois, en me brûlant, j’ai dit aïe ! au lieu de ouch ! C’est un point de non-retour, non ?
À table, ils entamèrent directement le plat principal et ses contorni, poivrons à l’ail, épinards à la poêle, et brocolis. Tom, dont l’ordinaire était le plateau d’avion et le room service, retrouva avec bonheur le goût du fait maison. Où étaient les petits plats de Karen et son don pour le mélange des saveurs ? Quand ils avaient vécu à La Nouvelle-Orléans, elle avait percé les secrets de la cuisine cajun. À Tallahassee, elle maîtrisait sur le bout de la fourchette la cuisine du Sud profond. Elle avait même su voler les recettes de poisson de Mme Quintiliani mère. Mais, depuis que Tom vivait en Europe et que les enfants avaient quitté la maison, elle se contentait de découper une tomate sur un coin d’assiette et de la picorer, seule sous la véranda en bois blanc.
Fred et Tom bavardèrent un bon moment en évitant les conversations piégées. Pourtant elles l’étaient toutes. La pièce de viande à peine terminée, Fred s’indigna de la politique extérieure des États-Unis, surtout quand il voyait « nos gars » partir faire la guerre on ne sait où. Qu’il fût d’accord ou non, Tom lui fit remarquer qu’il était déchu de ses droits civiques et que parler de politique américaine lui était moralement interdit.
— Ça ne me donne même plus le droit d’avoir un avis ?
— Vous, un avis ? Je ne sais plus qui a dit : « Les avis, c’est comme les trous du cul, tout le monde en a un. » Gardez votre avis pour vous, Manzoni, surtout quand il s’agit de patriotisme, vous qui vous êtes servi de la bannière étoilée pour lustrer vos chaussures Gucci.
Tom regrettait à nouveau de ne pas être en terrain neutre. Remettre à sa place un homme qui vous invite à sa table n’était pas dans ses habitudes, mais ça ne changeait rien au fond, certaines phrases n’avaient pas à être prononcées en sa présence. En tant qu’ex-mafieux, Fred était sans doute le moins bien placé pour parler de politique internationale ; jusqu’en 2001, les deux tiers des effectifs du FBI étaient affectés à la lutte contre le crime organisé, et un tiers contre le terrorisme. Depuis, on avait inversé la proportion.
Surpris par tant de fermeté, Fred resta un instant bouche bée. Par son silence, il admettait n’avoir pas voix au chapitre. De fait, il n’était patriote que quand ça l’arrangeait et, s’il avait jamais pesté contre telle ou telle guerre, c’était en jouant aux cartes avec sa bande, dans une arrière-salle de bar, près d’une télé allumée : « Font chier avec leur putain d’occupation armée, fous-nous les cours de la Bourse sur Bloomberg TV ! » Si, dans sa vie, il avait eu lui-même à prendre les armes, c’était pour défendre son territoire de racket et de corruption, pas son pays. Seuls les conflits au sein de LCN lui tenaient à cœur. Fred ne les trouvait pas moins meurtriers, et les larmes de leurs femmes pas moins amères que celles des veuves de guerre.
— Après tout, vous avez raison, Tom. Je ne suis pas le mieux placé.
Fred n’avait jamais cru à la politique parce qu’il n’avait jamais cru à l’avenir. Un wiseguy pensait la vie à court terme, un jour après l’autre, parce que chaque jour en vie était une petite victoire qu’il fêtait, le soir venu, chez Beccegato ou chez Bee-Bee. Un wiseguy qui mourait dans son lit était soit un génie, soit un raté. En témoignant contre LCN, Fred avait cessé d’être un wiseguy, non pas parce qu’il avait trahi, mais parce qu’il s’était donné un avenir, comme un contribuable, un cave, un homme de la rue.
Plutôt que de s’en expliquer, il préféra porter un coup bas dont il avait testé maintes fois l’efficacité.
— J’ai cessé de croire à la politique quand la politique a commencé à croire en moi. Ah Tom, vous ne connaîtrez jamais ce grand bonheur de voir un gouverneur vous racheter à prix d’or cette photo où, naguère, il vous a serré la main dans un grand restaurant. Même J. Edgar Hoover, votre Saint Patron, a partagé des linguini avec des capi de légende.
— Autrefois, je serais tombé dans le piège, mais ce soir votre couplet sur le thème des politiques m’ont mangé dans la main ne va pas m’empêcher de digérer votre excellente cuisine. Ce qui m’a toujours stupéfié, chez vous autres de LCN, c’est la fascination du wiseguy pour les wiseguys. Tous les autres voyous pleurent de n’avoir pas eu droit à une vie normale, avec des parents banals et un parcours classique, ils se plaignent de n’avoir pas eu de chance et d’avoir pris le mauvais pli et glissé sur la mauvaise pente. Les mafieux, eux, bénissent le ciel d’être ce qu’ils sont, ils pensent avoir été touchés par la grâce et que des bonnes fées — Capone, Nitti, Luciano — se sont penchées sur leur berceau à la naissance. Même dans le box des accusés, je n’en ai jamais entendu un seul remettre en question le bien-fondé de sa carrière dans l’Onorata società. Même dans la pire des prisons, un affranchi ressemble à un bienheureux qui digère sa ventrée de spaghettis sur fond de Sinatra. Et le jour de votre dernier soupir, vous remerciez Dieu de vous avoir épargné cette horreur qu’aurait été une vie d’honnête homme.
— Une vie d’honnête homme ? Tout gosse, je savais déjà que je n’avais aucun talent pour ça. À sept ou huit ans, quand je me posais des questions sur la vie, les gens, l’avenir, vous savez ce que je faisais ? Je grimpais sur les hauteurs de Kearny Park pour avoir une vue d’ensemble de Newark. J’en discernais chaque bloc, chaque lumière. J’imaginais le fourmillement d’humanité qui se répandait partout dans la ville, l’infinité des situations, l’incroyable complexité des psychologies croisées, et je me demandais par quel miracle ce joyeux bordel pouvait fonctionner. Je me sentais minuscule, et bien incapable de trouver ma place dans ce monde qui grouillait à mes pieds. Je voulais savoir où était ma route, quel destin m’attendait à quel coin de rue, quelle bifurcation prendre. Tous les mômes se le demandent le temps venu, même vous, Tom.