— Vous ne pensez pas si bien dire. Moi, c’était en haut du Chrysler Building.
— La différence entre nous, c’est que là où vous voyiez passer un honnête homme qui partait au travail, moi je voyais un pauvre type qui traversait une vallée de larmes. Là où vous voyiez un brave grand-père, moi je voyais un vieillard aigri par ses ratages. Là où il y avait des couples d’amoureux, je voyais déjà des jaloux et des cocus. Derrière chaque curé, je voyais un inquisiteur, derrière chaque prof un donneur de leçons, et derrière chaque flic un flic. Et aujourd’hui, ni vous ni moi n’avons changé : pour vous, un type est a priori bon jusqu’à ce qu’il se révèle mauvais. Pour moi, il est mauvais par nature, jusqu’à ce qu’il me surprenne par un geste envers son prochain.
— Quand vous prononcez les mots honnête homme, on a l’impression qu’il s’agit d’une insulte. En ce qui concerne les wiseguys, ça n’est pas tant le mot honnête qui pose problème, c’est le mot homme. Vous n’avez jamais pris le temps de devenir des hommes. Votre QI moyen est celui d’un gosse de douze ans, et tout le reste suit : le sens moral et le respect pour autre que soi. Vous représentez la quintessence de l’enfant, obsédé par la satisfaction de ses envies et sans la plus petite notion de culpabilité. Tout individu qui a le malheur de s’interposer entre vous et le coffre à jouets est voué à une mort immédiate. Votre cruauté aussi est celle de l’enfant qui arrache les ailes du papillon pour voir comment ça fait. Parfois il vous arrive de pleurer, vous, les durs à cuire, comme des gosses démunis devant une décision arbitraire. Et quand vos chefs vous remercient, vous êtes gonflés d’orgueil comme de braves petits flattés par des adultes. Vous n’êtes pas, Fred, à proprement parler, ce que j’appelle un homme.
— Je m’en sors bien, sourit-il, d’habitude vous me comparez plutôt à un animal. J’en suis tout ému. Un peu de salade de fruits ?
— Faite maison ?
— Évidemment. Si je ne vous connaissais pas, je penserais que vous cherchez à me vexer…
Il se leva et débarrassa la table, aidé de Tom qui attendait la seule vraie conversation que Fred ne cessait de repousser.
— Un jour vous reconnaîtrez que c’est à moi que vous devez les plus beaux moments de votre carrière, Tom, et ce jour-là, vous me remercierez.
— Je vous remercie déjà, vous resterez sans doute ma plus belle victoire. Depuis que vous avez témoigné, la Cosa Nostra que nous avons connue est une ruine prête à s’effondrer.
Tom Quint avait été un des artisans de cette débâcle, et sa ténacité en avait été récompensée — on l’avait invité avec Karen à la Maison-Blanche, où il s’était entretenu en tête à tête avec le président dans le bureau ovale.
Fred allait avoir besoin d’un alcool fort et proposa une goutte de grappa, face à la plaine plongée dans les ténèbres, avec, au loin, les dernières lumières d’un village qui s’endort.
— Vous savez bien que je ne bois pas ce genre de choses, mais si vous avez une bonne infusion, je vous accompagne volontiers.
— Venez farfouiller dans les placards du haut, Maggie a tout ce qu’il faut mais je n’y connais rien.
Quelques minutes plus tard, ils contemplaient la nuit provençale, qui son petit verre frais à la main, qui sa tasse de verveine mentholée, et ils se turent un instant comme de vieux complices à qui la compagnie silencieuse de l’autre suffit. Profitant de la quiétude de l’instant, et afin d’encourager Fred à prendre enfin la parole, Tom lui tourna un petit hommage à sa façon, sans la moindre arrière-pensée.
— Je vous envie sincèrement de pouvoir profiter de ce spectacle, de cette paix. Parfois, quand je suis dans un aéroport, en vidéoconférence avec un fâcheux, et que j’entends que le vol est retardé, il m’arrive de penser à vous. Je vous imagine ici, le nez au vent, ou devant un bon feu de cheminée, et je me dis qu’un jour ou l’autre il faudra que je me pose des questions.
Contre toute attente, Fred prit très mal ce qu’il venait d’entendre. Tom se présentait comme un individu débordant d’activité, en charge de hautes responsabilités, pendant que lui, Fred, n’avait plus rien d’autre à faire qu’à déplier son plaid comme le retraité qu’il était devenu. Depuis le début de leur entretien, il avait fait plusieurs allusions à son travail d’écriture mais Tom n’en avait relevé aucune. Et le fait qu’il persiste à nier son statut d’auteur l’exaspérait plus que tout.
— La prochaine fois que vous essaierez de m’imaginer, faites entrer dans le tableau une machine à écrire. Elle n’est jamais très loin et, quand je la quitte un moment, c’est pour revenir vers elle avec les idées claires. Je pense toutefois que je ne travaillerais pas autant si je ne vivais pas ici. Je dois à ce lieu une qualité de concentration exceptionnelle. Je ne me laisse pas perturber par l’extérieur, j’ai l’impression d’aller à l’essentiel, et le reste n’est qu’une question de patience.
Tom faillit s’en mordre les doigts. Ils avaient évité le sujet plusieurs heures durant, pourquoi fallait-il qu’il leur tombe dessus juste au moment où ce salopard allait cracher le morceau ! Et comment pouvait-il se gargariser de mots comme « travail », « concentration » et « patience » pour qualifier ses dérisoires accès de graphomanie ? Tom avait beau vivre dans un monde où l’on vend des objets sans fonction, du gras sous vide et des services qui ne comblent aucun besoin, il ne comprenait toujours pas comment les écrits de Fred avaient su convaincre un éditeur. Les livres avaient bel et bien été fabriqués, deux volumes de 250 pages chacun, à la couverture rigide, au prix de 12 €, disponibles en librairie et sur Internet, on pouvait les toucher, les ouvrir, les mettre au feu, ça ne changerait rien à une telle absurdité, ils existaient.
— Ici, j’ai fait le deuil de quelques certitudes, ajouta Fred. Je pensais que le chaos était nécessaire à toute forme de création, il n’en est rien.
Tom sentit monter en lui cette fureur que seul Fred savait provoquer, une réaction à un mélange de bêtise et d’arrogance qui, comble d’ignominie, se prenait pour un art majeur.
— Dites, Tom, vous avez lu L’empire de la nuit ? Vous ne trouvez pas que j’ai fait des progrès depuis Du sang et des dollars ?
Des yeux, Tom le supplia de ne pas insister.
— Vous pouvez tout me dire, ne m’épargnez pas.
— Vous savez très bien que j’ai lu L’empire de la nuit, je suis même, par la force des choses, votre premier lecteur. Ne me demandez pas ce que j’en ai pensé.
— Si, je vous le demande.
— …
— …
— Je crois que les Français ont une expression pour ça : c’est à chier. Je ne sais pas trop ce qu’est la littérature, mais je sais que ce que vous faites n’en est pas. Après ma propre lecture, et avant de livrer votre prose en pâture à des innocents, j’ai réuni à Washington une équipe de quatre agents pour passer au crible votre manuscrit, le retourner dans tous les sens pour tenter d’y déceler des codes, des messages cachés, des noms réels, des circonstances un peu trop précises, etc. Il fallait les voir, dans une salle de brainstorming, tous les quatre affalés dans des fauteuils, en train de lire à haute voix des passages de votre roman. Ils se tapaient le cul par terre en disant : « Hé les gars, j’en tiens une bonne là ! » et la citation qui suivait les plongeait dans un état d’hystérie qui attirait tous les employés des bureaux mitoyens. Quand ils en parlent aujourd’hui, ils ont encore une petite larme qui perle au coin de l’œil.