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Fred resta un moment les bras ballants, le verre à la main, incapable de trouver le mot qui lui aurait redonné un peu de dignité.

— J’ai essayé de comprendre le mystère de cette publication, poursuivit Tom. Si tant de gens écrivent et cherchent à se faire publier, pourquoi vous, qui pensez qu’une métaphore est un animal à tentacules, y êtes-vous parvenu ? J’ai relu Du sang et des dollars une fois traduit en français et publié — acheté à l’aéroport de Nice, et terminé avant l’atterrissage à Catane. J’ai eu l’étrange impression de n’avoir pas le même texte en main. Un petit miracle avait eu lieu. Votre éditeur, moins bête que je ne l’imaginais, avait mis à profit l’immense talent de votre traducteur, qui avait su patauger avec des bottes d’égoutier dans ce bourbier de mots et donner une forme présentable à ce fatras de phrases tordues qui cherchaient péniblement à traduire une violence animale. En outre, il avait débarrassé le texte d’un lyrisme tout à fait approximatif pour ne garder que des phrases toutes simples qui, dans leur apparente naïveté, rendent parfois insoutenables les horreurs qui y sont décrites. En résumé, ce n’est ni le mystérieux Laszlo Pryor, ni Gianni Manzoni, ni Fred Wayne qui a écrit Du sang et des dollars, ou L’empire de la nuit, c’est Renaud Delbosc, votre éditeur, et un certain Jean-Louis Moinot, votre traducteur. Si ce type se retrouve un jour au chômage, je l’embauche immédiatement au service de décryptage du Bureau.

Fred se tenait debout comme un boxeur sonné prêt à tomber au premier souffle de vent. Tom n’en avait pas fini et préparait le dernier uppercut.

— Heureusement, cette imposture ne va pas durer. Déjà votre second opus tourne en rond, vous n’avez plus rien à raconter et vos anecdotes tirent à la ligne. La longue liste de vos infamies n’est pas inépuisable et, quand vous aurez expliqué à vos lecteurs les cent et une façons de faire disparaître un cadavre, vous serez à sec. Je suis tranquille sur ce point : il n’y aura pas de troisième titre signé Laszlo Pryor.

Même pétrifié par la rage, Fred n’était pas assez fou pour se risquer à une agression physique sur la personne de Thomas Quintiliani dont le pouvoir de représailles était infini. Ses chefs du Bureau l’auraient couvert et lui auraient donné toute latitude pour prendre la décision qui s’imposait. Sans compter que Tom ne craignait personne au combat de rues et maîtrisait deux ou trois arts martiaux, au point que, dans tous les dojos du monde, on lui devait le titre de senseï.

— J’exagère sans doute un peu. Après tout, je ne suis pas critique littéraire.

— Pour un petit-fils de pêcheur calabrais, vous vous débrouillez bien. Dieu sait si vous m’en avez fait voir depuis que nous nous connaissons, mais vous ne m’avez jamais fait autant de mal qu’aujourd’hui.

Le capitaine Quint posa sa tasse contre le banc de pierre grise où avaient dû s’asseoir des centaines de religieuses et regarda, au loin, les étoiles sur la plaine. Il s’en voulait d’avoir pris le risque de compromettre la suite, tant attendue, de leur entretien. Mais Fred, au tapis, avait lui aussi envie d’en finir.

— Vous pouvez sortir votre calepin, Tom.

Et Tom mit la main dans une poche de sa veste.

— C’est Louie Cipriani qui nous avait renseignés sur le détournement de fonds du projet de financement de la cité Bellevue. « L’affaire Pareto » comme on l’a appelée, vous devez vous en souvenir.

Tom nota à toute vitesse sans oublier une syllabe, même s’il ne comprenait pas, pour l’instant, tous les détails que Fred avait choisi de lui donner.

— Louie avait aussi servi d’intermédiaire quand nous nous étions rapprochés de la banque Beckaert, qui avait blanchi 75 % des bénéfices de l’affaire Pareto.

Tom ouvrait grandes ses oreilles : il n’était pas question de demander de répéter. Quand Fred balançait, il fallait tout saisir du premier coup, et par écrit, car il n’aurait jamais accepté de laisser sa voix sur une bande magnétique.

— Le banquier s’appelait Fitzpatrick, je ne me souviens plus de son prénom mais vous allez facilement remonter jusqu’à lui. Il était tellement heureux de faire affaire avec nous que c’était lui, tout banquier qu’il était, qui m’avait demandé de réinvestir ses gains.

L’exceptionnelle longévité de Gianni Manzoni au sein du programme Witsec tenait dans ce pacte. Ce qu’il avait dit au cours de son procès avait réussi à le couvrir pendant plus de dix ans. Sachant qu’un jour ou l’autre l’Oncle Sam allait le lâcher dans la nature, Fred avait trouvé la parade et balançait au compte-gouttes. C’était son assurance-vie.

— Louie et lui passaient leurs vacances ensemble sur le trois-mâts aux couleurs de sa banque. Louie a aussi rabattu le hold-up de la National Cityrail pour le gang Polsinelli. Il nous l’avait proposé en premier, nous avons hésité, et nous avons eu tort. En revanche, le braquage du transporteur Farnell, c’était bien nous.

Tom notait toujours, récompensé de son année d’attente.

— Au Bureau, vous avez toujours cru que le quatrième homme était Nathan Harris, et vous l’avez fait tomber à tort, le pauvre. Il va falloir le sortir de San Quentin et lui faire des excuses. Notre quatrième homme était Ziggy De Witt.

— Ziggy De Witt ? Le « skipper » ?

— Il était encore sédentaire, à l’époque. C’est cet abruti qui a buté le chauffeur, personne ne lui avait rien demandé, il n’avait pas les nerfs. C’est après ce coup-là qu’il a mis au point un truc assez savant qui consistait à convertir des diams sud-africains en cocaïne colombienne, et tout ça transitait par les voiliers de types pleins aux as qui ne se sont jamais aperçus de ce qu’ils transportaient, les cons.

— Nous sommes bien d’accord que les deux autres, hormis vous, étaient Anthony Parish et Jeffrey Hunt ?

Fred acquiesça et reprit.

— Tant que j’y pense, je dois vous signaler une autre de vos erreurs : lors de cette rafle lamentable que le Bureau avait organisée au cynodrome de Rhode Island et qui s’était conclue par une hécatombe, les journaux ont parlé de la mort de trois membres de LCN. Vous aviez raison pour les frères Minsk, mais pas pour Bernie Di Murro, qui était un col blanc, il n’a même jamais volé une pomme à l’étalage.

Dans son déballage, Fred ne manquait jamais de glisser une ou deux erreurs judiciaires qui mettaient Tom en fâcheuse position.

— Sa famille pleure encore, et on les soupçonne de tout dès qu’il arrive un truc moche dans leur quartier. Vous ne notez plus, Tom ? Ça ne fait pas vos choux gras ? Vous préférez que je vous raconte d’où viennent 31 % des parts du financement du Pallenberg Stadium ?

— …

— Oui, vous préférez. Ces 31 % ont été versés par la Roysun Co., une société que j’ai fondée avec Artie Calabrese et Delroy Perez, et dont le siège social se résumait à une boîte aux lettres dans un immeuble en ruine de West Market Street.

Tom en eut des sueurs froides. Dix ans que des agents planchaient sur cette affaire sans avancer d’un pouce.

— J’apportais 10 %, Calabrese 11 %, soit la totalité de ce qu’il avait touché sur son trafic de 4×4, et Delroy s’était fait un plaisir d’apporter les 10 % qui manquaient en forçant ses quatre-vingts revendeurs d’héroïne à retourner dans la rue faire des heures sup. À mon avis, vos collègues de la DEA devraient faire une descente dans la cave du 1184 Tilbury Road, à Newark, c’est là qu’il entreposait la came qui arrivait de Bogota. Vous comprenez bien que dans ce stade on se sentait un peu chez nous. J’y avais ma loge à l’année. Artie, Delroy et moi, on a même porté le badge du président sortant quand il est venu y donner son dernier discours de campagne. Voilà, Tom. Ce sera tout pour cette année.