Le capitaine Quint n’en saurait pas plus. Fred avait très finement dosé la quantité d’informations qu’il livrait pour prolonger sa prise en charge par le programme.
— Rendez-vous dans un an. Si d’ici là vous me traitez comme un ami, je vous promets de vous faire l’historique complet de la filière des Caraïbes, que j’ai vue naître, et qui, paraît-il, prospère d’année en année.
Exceptionnellement, Tom posa une dernière question.
— Vous n’avez rien sur Joey d’Amato ?
— Joey d’Amato ? Le psychopathe ?
— Je suis prêt à monnayer n’importe quelle information sur cette ordure.
— J’ai peu travaillé avec lui, trop givré. Même à nous, il nous foutait la trouille. Il a fait parler de lui récemment ?
— Il est libérable dans trois mois et je n’aime pas le savoir dehors.
Fred comprenait pourquoi. Les wiseguys s’étaient passé le mot dans les cinq quartiers. Joey d’Amato avait pris quinze ans pour hold-up à main armée ; durant son procès, il avait levé la main droite et juré d’avoir la peau de celui qui l’avait mis à l’ombre : le capitaine Thomas Quintiliani en personne.
— Désolé, Tom, je n’ai rien sur lui.
— Tant pis, dit-il en rangeant son calepin, déjà prêt à se mettre au travail.
Fred avait beau imposer le rythme de ses trahisons, cette séance était un véritable arrachement. Il s’y était préparé, avait pris des notes et estimé l’impact de ses révélations. Mais chaque jour qui le rapprochait de ce rendez-vous annuel avec Tom le rendait irritable, d’une humeur sinistre. Non qu’il se préoccupât à ce point du sort d’un Delroy Perez ou d’un Ziggy De Witt, mais se revivre en traître lui retournait les tripes, lui donnait l’impression d’être à la fois l’exécuteur et la victime. La poignée d’hommes qu’il venait de désigner allaient voir leur vie basculer du jour au lendemain, et aucun d’entre eux ne comprendrait quelle malédiction venait de les frapper. Ils en arriveraient vite à la conclusion qu’ils avaient été balancés, mais par qui ? Bien des noms leur viendraient à l’esprit mais en aucun cas celui de Giovanni Manzoni, traître parmi les traîtres mais disparu depuis douze ans. Aucun d’entre eux ne pouvait s’imaginer faire partie d’une stratégie à long terme, et qu’ils seraient suivis par d’autres, tout aussi surpris de se retrouver derrière les barreaux sans rien avoir vu venir. Fred venait d’en tuer quelques-uns, entre deux gorgées de grappa, il n’avait pas appuyé sur la détente mais c’était tout comme. Des hommes allaient tomber. Des hommes à qui Fred n’avait rien à reprocher, bien au contraire. Certains lui avaient tendu la main, l’un d’entre eux lui avait même sauvé la vie en le prévenant d’un piège, et aucun ne lui avait porté préjudice. Fred venait de les jeter en prison pour cinq, dix, vingt ans. Tom en pousserait certains à trahir eux aussi et relâcherait le menu fretin pour attraper de plus gros poissons. Là-bas, outre-Atlantique, il y avait eu un avant et un après Manzoni dans l’histoire de la Cosa Nostra. Fred lui réservait encore quelques coups à la tête, mais frappés par-derrière.
— Il est temps que je prenne congé, dit Tom. J’ai eu une grosse journée et demain, vous avez de la route à faire. Le polpetone et le reste étaient excellents.
— Soyez mon hôte jusqu’au bout, installez-vous dans une des chambres du haut. Vous pouvez même prendre une aile entière, avec salle de bains et tout.
Offrir le gîte après le couvert était sa façon de mettre fin au combat la tête haute.
— Ce n’est pas dans le studio de Bowles que vous allez profiter d’un minimum de confort. Vous n’arriverez jamais à dormir, il ronfle.
— Il ronfle ? Comment savez-vous ça, Fred ?
— Heu… J’imagine que Bowles doit ronfler comme tout le monde quand il a bu.
— Bowles boit ?
— … Faites comme vous le sentez, Tom, et bonne nuit.
Le capitaine quitta la maison sans grand enthousiasme à l’idée de retrouver la promiscuité des nuits de garde. De toute façon, il n’était pas question de dormir mais de communiquer le plus vite possible à de hauts responsables du Bureau les informations qu’il venait de recueillir.
La journée avait été éprouvante et celle du lendemain s’annonçait pénible. Fred, au seuil de sa chambre, eut un mouvement de recul en voyant la silhouette de Maggie surgir de la salle de bains.
— C’est toi ?
— J’ai préféré prendre un train du soir, dit-elle, déjà enfouie sous la couette.
En fait, elle venait de claquer la porte de la boutique pour se réfugier auprès de son mari. Cette fois, Francis Bretet avait gagné pour de bon. Par son intermédiaire, le groupe Finefood venait de faire une offre de rachat au marchand de biens qui possédait l’immeuble de la rue Mont-Louis où La Parmesane avait son pas-de-porte. Au lieu de signer le prolongement de son bail, Maggie était sommée de vider les lieux à très court terme. Goliath déployait une logistique digne du Pentagone pour abattre un David moribond. Après avoir mis son commerce en cessation d’activité et promis à son équipe de trouver une solution, Maggie, comme le voulait la règle, avait quitté le navire en dernier. La belle aventure de La Parmesane semblait s’arrêter là.
Son combat contre l’agressivité et la mauvaise foi de ses concurrents l’avait épuisée et fait douter du bien-fondé de son entreprise ; elle regrettait maintenant d’avoir été naïve au point de vouloir défendre sa modeste place dans une jungle économique dont les lois étaient parfois bien plus cruelles que celles qui avaient régi le clan Manzoni. Et, même si elle n’avait aucune inclination pour le statut de victime, même si elle n’admettrait la défaite qu’après avoir tenté tout ce qui était en son pouvoir, elle était dégoûtée par tant de malveillance, prête à rendre les armes.
Elle tendit la main vers son homme pour l’attirer dans le lit et se blottir contre lui. Elle avait besoin de sentir ses bras l’entourer et de poser son front contre son torse. Lui, rassuré par la tendresse de sa femme, ne perçut rien de sa détresse et laissa ses mains glisser vers ses hanches et s’aventurer sur ses fesses. Maggie accepta ses caresses un moment puis sortit en douceur de son étreinte. Mais Fred n’abandonnait pas si facilement et lui fit comprendre par des gestes sans équivoque qu’il cherchait à la voir nue ; la lutte dura plusieurs minutes et se termina par un éclat de rire partagé. Il la connaissait trop bien pour ne pas savoir que, en pareil cas, il fallait lui donner le temps de revenir vers lui. À dire vrai, il était aussi préoccupé et fatigué qu’elle et n’eut pas à se faire violence pour remettre à plus tard leurs ébats. Il prit une longue douche qui lui détendit les muscles et les nerfs et s’allongea près de sa femme pour oublier cette journée devant les images silencieuses et vides de sens d’une émission de télé.
— J’étais avec Quint, en bas.
— Je vous ai vus en fermant les volets.
— Pourquoi n’es-tu pas venue nous dire bonsoir ?
— J’ai senti qu’il fallait vous laisser tous les deux. Je me trompe ?