Ils se souhaitèrent une bonne nuit mais ne surent se laisser gagner par des pensées agréables qui auraient pu se transformer en rêves. Ils se tournèrent et se retournèrent dans le lit, pour parfois se retrouver face à face, les yeux grands ouverts.
— Tu vois, on aurait dû baiser, sourit Fred.
Maggie fut tentée de profiter de leur insomnie pour raconter ses malheurs. À qui d’autre se confier sinon à son compagnon pour le pire et le meilleur ? Leur meilleur avait été bien meilleur que ceux de tous les autres, et leur pire bien pire encore. Leur couple avait traversé des épreuves démesurées, des drames impossibles à surmonter, et pourtant, ils étaient côte à côte, dans ce lit, à partager une nuit de veille. On me fait des misères, Fred ! Voilà ce qu’elle avait envie de crier à deux heures du matin aux oreilles de son mari. Car quand bien même Fred verrait d’un bon œil le retour de sa femme, il ne supporterait pas qu’on lui manque de respect, qu’on la fasse pleurer, et qu’on détruise ce qu’elle avait bâti de ses mains. Hélas, elle connaissait trop bien la seule réponse de son mari à ce type d’agression : un nettoyage par le vide.
Il commencerait par tailler en pièces Francis Bretet jusqu’à ce qu’il dise où il prenait ses ordres, et le pauvre n’opposerait pas beaucoup de résistance après avoir dégluti ses premières dents. Fred se rendrait alors au siège social et trouverait son chemin tout seul jusqu’au bureau du directeur des ressources humaines. Lequel se demanderait ce que lui voulait cet énergumène, et pourquoi la sécurité — quatre types groggy sur le parking — l’avait laissé entrer. Après avoir été aspergé d’essence, il se sentirait tout à coup très vulnérable et le conduirait lui-même jusqu’au bureau du P-DG qui, la tête fracassée contre un radiateur, avouerait qu’il prenait tous ses ordres des Américains. Peu de temps après, à Denver, à Seattle ou à Pittsburgh, au dernier étage du gratte-ciel de la Finefood Inc., un big boss à la tête de tout un empire économique verrait un fou débouler, le pendre par les pieds à la fenêtre de son bureau, et lui demander : C’est toi le patron ou il y en a un autre au-dessus ?
Le pauvre homme, entre deux hurlements, serait bien forcé de dire non, et Fred, prêt à le lâcher du soixantième étage, ajouterait : Maggie, ma femme, tu es vraiment décidé à lui couler son business ? Et l’homme, qui jamais n’avait entendu parler ni de Maggie, ni de La Parmesane, et qui jamais n’avait mis les pieds en Europe, supplierait son tortionnaire, implorerait son pardon. Enfin calmé, Fred quitterait le building avec quelques millions de dollars de dédommagements dans un sac-poubelle. C’était ça, la méthode Manzoni.
— J’aurais dû prendre une tisane aussi, au lieu de cette grappa.
— Allez viens, Fred, je vais nous en préparer une.
Un quart d’heure plus tard, ils étaient affalés, en pyjama et peignoir, dans les canapés du grand salon, face à la cheminée vide, une tasse à la main.
— La verveine, c’est censé faire dormir ?
— C’est comme tout, faut y croire.
— Pas si mauvais…
Puis il ajouta, après plusieurs gorgées :
— On ne serait pas en train de vieillir ?
Maggie, attendrie par cette complicité improvisée, fut sur le point de lui annoncer que son escapade parisienne était terminée. La Parmesane resterait un bon souvenir, une victoire d’autant plus précieuse qu’elle était tardive. Elle allait taire les intimidations subies, les pressions auxquelles elle avait cédé, et l’amertume qu’elle garderait longtemps au fond du cœur.
Mais, à l’instant même où elle allait rompre le silence, Fred lui souffla la parole.
— Je sais que tu te fiches bien de tout ça, mais Quint a encore une fois tenté de m’humilier en me parlant de mes bouquins. Il prétend que cette ignominie littéraire va bientôt cesser parce que je n’ai déjà plus rien à dire. Et ce fumier a raison.
Il s’en était fallu d’une seconde. Maggie n’avait pas vu poindre ce cas de figure typique dans la vie d’un couple où il s’agit de déterminer si les contrariétés de l’un sont prioritaires sur celles de l’autre. Combien de fois avaient-ils vécu ce moment où chacun estime devoir inventorier des petits malheurs bien plus cruels que les broutilles que l’autre prétend subir. Entre Fred et Maggie, cela pouvait donner « voiture à la fourrière » contre « angine », « journée merdique » contre « Untel ne rappelle pas », « fatigue » contre « stress », etc. Elle regrettait de n’avoir pas dégainé la première et se taisait maintenant pour écouter cet égoïste tenter de l’apitoyer sur ses misérables problèmes stylistiques, quand elle-même vivait un drame humain qu’il n’avait pas su détecter.
— Je m’imaginais bien vieillir le stylo à la main, lu dans le monde entier, j’aurais pu tenir comme ça jusqu’à pas d’âge. L’empire de la nuit sera peut-être mon dernier bouquin. Je n’ai déjà plus rien à raconter et, de toute façon, je le raconte mal. Personne ne peut me lire dans ma langue d’origine, et ce n’est pas toi qui prétendras le contraire.
Sur ce point, elle ne pouvait que se taire, vexée de constater que les critiques de Quint le meurtrissaient bien plus que les siennes.
— Mon style est à chier et mes souvenirs s’épuisent. Je comprends mieux pourquoi je tourne en rond avec le personnage d’Ernie, je n’ai plus rien à lui faire faire.
— De quel Ernie tu parles ?
— Ernesto Fossataro. Il conduisait la limo le jour de notre mariage.
— Comment pourrais-je l’oublier, il savait à peine la manœuvrer.
— Il arrive en page 46 du bouquin. Je raconte le jour où je l’ai accompagné à l’institut médico-légal pour reconnaître le corps de son frère.
— Ça ne me dit rien.
— Ernie et moi on avait fait tout un pataquès parce que le frère n’avait plus de larynx.
— Pardon ?
— Le légiste nous avait présenté le corps de Paul sans son larynx. Ernie était devenu fou, il avait hurlé qu’il ne quitterait pas les lieux tant qu’on n’aurait pas retrouvé le foutu larynx de son frangin, et les flics étaient venus lui certifier qu’ils avaient retrouvé le corps comme ça, sans larynx.
— Passe-moi les détails.
— Je raconte ça et puis, plus rien, Ernie sort du bouquin. Un personnage que j’ai mis un temps fou à décrire physiquement, tu ne dois plus te rappeler mais c’est pas rien de décrire Ernie physiquement. Je l’avais bien planté dans son décor, et je commençais à m’y attacher, et maintenant je le laisse en plan parce que plus de vécu.
— Et sa mort ? Tu ne peux pas raconter sa mort ?
— Même pas ! Ernie est mort d’une rupture d’anévrisme, à l’hôpital. Je me souviens de notre toute dernière conversation, je ne l’avais pas vu depuis longtemps et je lui demande : « Comment ça va, Ernie ? » Et voilà qu’il me répond : « Pas trop bien, justement, j’ai mal à la tête. » Je me souviens d’avoir pensé : « Pourquoi il me dit ça, ce con ? » C’est vrai quoi, je posais la question juste par politesse, comme on la pose cent fois par jour à tous ceux qu’on croise, et pourquoi lui, il me parle de son mal de tête ? Il voulait me raconter sa cuite de la veille ? Il voulait que j’aille lui chercher de l’aspirine ? Moi, cette semaine-là j’avais les fédéraux au cul, et lui me parlait de son putain de mal de crâne ? Il a même ajouté : « Ma mère et ma sœur sont mortes d’une rupture d’anévrisme, c’est de famille, j’ai peur que ça me tombe dessus. » Je n’ai pas pu lui parler de mon problème avec les feds et mentalement je l’ai envoyé se faire foutre avec son mal de crâne. Moins de quinze jours plus tard on m’annonçait sa mort.