Maggie savait qu’elle n’était pas la seule, face à Fred, à passer en second dans l’ordre des plaignants.
— Au lieu d’écrire des Mémoires qui se prennent pour des romans, essaie l’inverse.
— …?
— Toi qui prétends être romancier, essaie de prolonger le destin d’Ernie.
— Faire comme s’il n’était pas mort ?
— Imagine qu’il ait continué sa brillante carrière au sein de l’Organisation et invente-lui toutes les bêtises qu’il aurait pu commettre. C’était quoi, sa spécialité ?
— Racket. Protéger un marché et calmer la concurrence. Lui et son équipe, ils savaient te mettre tout un territoire au carré.
La tasse aux bords des lèvres, Maggie marqua un temps d’arrêt. Des Ernie, elle en avait croisé des dizaines, dans tous les secteurs d’activités, et de bien pires que le racket. Pourtant, ce calmer la concurrence lui fit l’effet d’une révélation. Et déjà son regard avait perdu toute innocence.
— Alors cherche de ce côté-là, dit-elle.
Prolonger le destin d’Ernie ? se répéta Fred. Non plus se souvenir, mais projeter. Fabriquer du neuf plutôt que fourguer un matériel usagé. Ressusciter les morts pour les remettre au boulot. Honorer les disparus en les décrivant au sommet de leur art. Sortir du trou les anciens, condamnés à perpétuité, mais qui avaient encore tant à apporter au crime organisé. Des possibilités infinies pour peu que Fred soit capable de transformer le vécu en matière vive. Passer de l’anecdote poussiéreuse à la péripétie haletante. Ne plus dire j’ai été mais tremblez, me revoilà. C’était peut-être pour ça qu’un Dieu pervers avait un jour mis sur sa route une machine à écrire rouillée : réinventer sa société secrète. Non plus exhumer son glorieux passé mais écrire son histoire comme elle aurait dû se jouer. Tout ce qui n’était plus mais qui ne demandait qu’à renaître. Donner une image de l’empire tel qu’il aurait dû être et non plus se lamenter sur ce qui avait provoqué sa décadence. C’était justement parce que des Gianni Manzoni avaient leur part de responsabilité dans cette faillite que Fred Wayne, alias Laszlo Pryor, se devait d’imaginer le plus bel avenir à la Cosa Nostra !
— Tu vois, Maggie, toute sa vie on boit des trucs qui titrent 40° minimum. À chaque verre on se sent invincible, on parle vite, on voit loin. Et un soir on prend une infusion et brusquement tout devient clair, on a de l’ambition à revendre. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
Maggie ne l’écoutait pas, des mots comme territoire, pizza, Ernie, concurrence, Bretet, fiction, racket, destin, méthode et Parmesane s’enchaînaient dans un ordre impossible à décrypter pour le moment. Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir, Fred l’entraîna par le bras à travers couloirs et escaliers avec une brusquerie toute feinte. Elle se laissa happer par le mouvement en sachant qu’il se terminerait au beau milieu du lit. Ils se déshabillèrent avec la fougue d’antan, le cœur léger et les sens en feu, pleins d’une énergie inespérée à cette heure de la nuit. Fred se jeta sur elle, lui dévora le corps, et Maggie étreignit l’homme qu’elle aimait comme suspendue au-dessus du vide. Ils furent propulsés dans l’espace, puis chutèrent sur la descente de lit, et trouvèrent de nouveaux angles pour leur bouche, leurs bras et jambes. L’extase les guettait, et les prit en traître, et en même temps.
Maggie versa une larme de reconnaissance envers la vie, qu’elle avait parfois maudite de lui avoir fait rencontrer un Gianni Manzoni. Un homme qui, durant ces secondes-là, représentait son passé et son avenir. Un homme qu’elle trahirait au lever du jour, mais ses premières lueurs étaient encore loin.
Dans l’allée sans nom, Peter manœuvrait la voiture devant son chef, qui ne prenait pas la peine de le guider, préoccupé par le bon déroulement d’un week-end planifié à l’heure près. Fred arriva avec un petit sac à dos sur l’épaule.
— Ce pèlerinage à l’ambassade a-t-il encore une raison d’être ? À quoi me sert ce passeport si je suis l’homme le plus sédentaire du monde ?
— Ils aiment bien vous voir une fois l’an, ça leur donne l’impression de contrôler votre situation. Et puis nous ne sommes jamais à l’abri d’un départ précipité, je préfère que vous ayez un passeport en règle. Combien de temps perdu dans les bureaux de douanes, vous avez déjà oublié ?
Il était plus de dix-huit heures et le capitaine Quint pressa Fred de grimper dans la voiture.
— Je vous confie la maison, Tom.
Une recommandation bien innocente que le capitaine Quint aurait préféré ne pas entendre. Fred fit un signe de la main en direction de Maggie, à la fenêtre de leur chambre. Une fois la voiture partie, elle échangea avec Tom le même regard gêné.
Prêt pour ces vingt-quatre heures non-stop avec ce lourdaud de Fred, Peter s’était promis d’éviter les erreurs du passé : ne pas le laisser conduire, ne pas le laisser faire le plein, ne pas l’autoriser à passer des commandes extravagantes au room service de l’hôtel, etc. Il avait dormi douze heures et se sentait d’attaque pour rouler d’une traite jusqu’à Paris. De plus, il avait pris soin d’enregistrer des CD pour éviter les bavardages de son passager.
— Bowles ? J’espère que vous n’allez pas nous fourguer vos six heures de musique classique. J’ai droit à 50 % de la programmation, non ?
La voiture descendait la colline dans le jour qui déclinait déjà.
— La musique classique me donne la chair de poule, ajouta-t-il. C’est pas pour rien qu’ils en mettent toujours dans les films d’horreur. Tenez, comme dans Psychose.
— Ce n’est pas de la musique classique, elle a été écrite spécialement pour le film.
— Dites-moi, Bowles, à partir de combien de temps une musique devient-elle classique ?
Peter poussa un soupir. Le voyage allait être aussi long que le précédent.
Pendant que la voiture de l’agent fédéral se dirigeait vers l’autoroute, celle de Warren entrait dans l’enceinte de la gare SNCF de Montélimar. À ses côtés, Lena, tout excitée d’être enfin invitée chez les Wayne, énumérait les mille recommandations de ses parents en vue de ce grand moment. Belle, assise au buffet de la gare, fit signe en direction de la Coccinelle rouge de son frère. Les filles s’embrassèrent et évoquèrent d’emblée le seul souvenir qu’elles avaient en commun, cette fameuse soirée où Belle était apparue au bras de son frère. En voyant sa chérie si heureuse de prendre la route de Mazenc, Warren se dit que la malédiction qui le poursuivait depuis la naissance allait peut-être prendre fin.
— Vous vous ressemblez, tous les deux, dit Lena.
— Belle a tout pris, la beauté et l’agilité d’esprit. Elle ne m’a pas laissé grand-chose.
À l’heure prévue avec Tom, il gara la voiture dans l’allée sans nom. À peine descendue, Lena demanda si le clocher au-dessus de leur tête dépendait de la maison. Pour cacher sa fébrilité, elle s’émerveilla de tout, et suivit Warren jusqu’au salon, où Maggie les attendait.
— Vous êtes encore plus jolie que la description qu’on m’a faite.
Lena ne sut quoi dire et l’embrassa dans un élan spontané qui les amusa toutes les deux.
Belle s’éloigna un instant pour sortir son téléphone mobile et le ranger aussi vite : Largillière n’avait même pas laissé de message pour s’excuser de s’être conduit comme il l’avait fait la veille. Elle s’en voulait d’avoir écouté jusqu’au bout ses élucubrations au lieu de l’envoyer paître. Comment pouvait-il avoir tant d’imagination quand il s’agissait de la décourager ? Du pur Largillière, du grand Largillière, un numéro exceptionnel, des couplets inédits. Il lui avait décrit avec une étonnante précision les deux enfants qu’ils n’auraient jamais, des petits êtres faits de soleil et d’ombre, purs produits de la générosité d’une mère et d’une totale démission du père. Il avait décrit leurs visages, bizarre osmose entre la beauté de Belle et la sournoiserie de François, il avait même fait la liste des complexes qu’ils auraient à soigner plus tard.