— Belle, sers donc un verre à notre invitée.
Il avait appelé l’aîné Luigi, et la petite, Margot. Il avait même brossé une journée type de M. et Mme Largillière et leurs enfants, vingt-quatre heures délirantes qui se terminaient en apothéose avec pompiers et forces de l’ordre. Il prévoyait à Luigi un avenir de mercenaire international pendant que Margot, impuissante à rivaliser avec la beauté de sa mère, connaissait le destin d’une sorcière de Walt Disney. L’ensemble aurait pu être drôle s’il ne délivrait pas un unique message, celui du renoncement, du pessimisme, de l’incapacité d’un homme à rendre une femme heureuse.
— Belle, si tu nous préparais une petite flambée ?
Mais comment ne pas avoir envie de rater sa vie auprès d’un type comme François Largillière ?
Maggie, tout en dressant le couvert, se demandait si elle allait avoir le temps de devenir une belle-mère décente d’ici à ce que l’entrée soit servie. Quand Warren lui avait annoncé qu’il avait rencontré quelqu’un, elle s’était sentie rassurée à l’idée que son fils fût apte à tomber amoureux. Mais il avait pris soin d’ajouter, dans la foulée, qu’il voulait vivre avec la femme de sa vie. Pourquoi commettait-il une erreur si prévisible, lui qui avait su toutes les éviter jusqu’à maintenant ?
Avant de s’asseoir à table, Lena se tourna vers le siège vide.
— On n’attend pas M. Wayne ? Il travaille peut-être encore ?
— Ma petite Lena, dit Maggie, M. Wayne est un écrivain qui fera toujours passer son chapitre avant toutes les lois de l’hospitalité.
Si ce dîner avait été organisé pour qu’elle rencontre sa belle-famille, Lena était impressionnée à l’idée de se retrouver face au grand homme. Les rares fois où il était obligé de l’évoquer, Warren devenait nerveux, parfois sombre, et se débarrassait de la conversation aussi vite que possible. Lena avait essayé de faire des recherches sur Internet sans trouver ni photo ni interview de Laszlo Pryor, à peine une biographie sur le site de son éditeur, qui lui-même avouait ne l’avoir jamais rencontré. Désormais, un véritable mythe s’était créé autour de cet homme qui écrivait des livres bien trop violents pour elle. Le mythe serait devenu tabou si Warren n’avait pas organisé cette soirée.
— Notre cher père ne vit pas vraiment parmi nous, dans le monde réel, dit-il. La plupart du temps, il évolue dans son univers de fiction, bien plus tangible que le nôtre. Quand il nous fait la joie d’apparaître, il s’agit pour lui d’un intermède onirique, il nous regarde comme des êtres virtuels, assez distrayants mais sans réelle présence.
— C’est tout le contraire, dit Belle. Parfois papa est un peu dans sa tête, mais il connaît le monde réel mieux que personne. C’est un champion du réel. Je le vois comme l’individu le moins romanesque du monde.
— Reprenez de la Caesar’s salade, ma petite Lena, et ne les écoutez pas. Fred sait que vous êtes là, il est juste intimidé, vous êtes la première belle-fille de sa vie.
Lena ne savait plus si on la taquinait ou si, chez les Wayne, on pratiquait le second degré comme on passe le sel. Ils allaient vite, maniaient avec dextérité une ironie polie et piquaient comme des guêpes. Il lui tardait maintenant de rencontrer le père, sans doute le personnage clé de cette famille et de son fonctionnement si particulier.
Tom Quint arriva enfin, tiré à quatre épingles, le nœud de cravate à peine desserré, et demanda à être excusé pour le retard. Il se dirigea vers Belle et l’embrassa en se penchant derrière son épaule.
— Comment vas-tu, ma chérie ?
— On commençait à s’inquiéter.
Puis il tapota la tête de Warren et lui demanda de lui présenter cette charmante personne assise à ses côtés. Rouge de confusion, Lena se leva, prononça son prénom et tendit la main vers cet homme élégant qui lui souriait de ses yeux clairs. Tom s’installa à la droite de Maggie et empoigna le saladier.
— Ma petite famille a dû vous le dire, quand je suis dans mon bureau, je n’ai plus aucune notion du temps. Je crois que je vais changer mes horaires. J’ai entendu dire que Moravia écrivait chaque matin de six heures à midi et qu’ensuite, avec le sentiment du devoir accompli, il allait vivre sa vie.
Lena, déjà sous le charme, était récompensée de ces mois d’attente. Et Maggie, Belle et Warren, abasourdis par son entrée en scène, trouvèrent ce Fred-là impeccable.
Aire du Chien blanc. Après Lyon, Fred insista pour faire une pause et Peter en profita pour prendre de l’essence. Dans le restoroute, Fred jeta un œil aux produits locaux puis se dirigea vers le container réfrigéré des sandwichs. Son goût pour le pain de mie triangulaire ne se manifestait que sur l’autoroute, à raison de deux sandwichs tous les cinq cents kilomètres. Mais trouver le bon parmi l’infinie variété proposée demandait un soin particulier.
— J’espère que vous n’allez pas nous faire perdre vingt minutes comme à votre habitude, dit Peter.
— Déjà que vous m’interdisez de me taper la cloche à Paris, vous n’allez pas me gâcher ce petit plaisir ? Allez, c’est ma tournée, il va bien falloir vous nourrir aussi.
Peter, toujours très soucieux de son alimentation, n’avait pas le loisir d’hésiter ; après avoir lu la liste des ingrédients et des colorants sur l’étiquette, il se rabattit, comme d’habitude, sur le jambon et pain de mie blancs.
Une fois qu’ils eurent repris la route, Fred réussit à garder le silence pendant plus de quatre kilomètres, avec juste une sonate de Mozart qui flottait dans l’habitacle, autant dire un trop court moment de répit pour Peter.
— Une question que je me pose toujours, chez vous autres du Bureau : comment naît la vocation ?
— …?
— Nous, les wiseguys, on est souvent des enfants de la balle, on ne se pose même pas la question. Comme on dit dans la Marseillaise : Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus. Mais vous ?
— …
— Je ne parle pas du petit flic des rues, qui lui aussi est souvent fils de flic, je parle de vous, les G-men. Devenir agent fédéral n’est jamais dans aucune tradition familiale. Alors ?
— Je ne suis pas sûr d’avoir envie de répondre.
— Il n’y a qu’une seule explication à cette vocation, c’est le cinéma.
— Que voulez-vous dire ?
— Étant gosse vous avez dû voir des films avec des types en costumes stricts, qui portent des Ray-Ban et des oreillettes, et qui disent des phrases comme : Agent spécial Bowles du FBI, nous reprenons l’enquête, shérif. Ça vous a fait rêver ou je me trompe ?
— Ce qui est sûr c’est que les films où je voyais des types en costumes rayés et cravates rouges qui disaient des phrases comme : Coulez-moi ce gars dans le béton en s’empiffrant de cannellonis, ne m’ont jamais fait rêver.
— Allez, Peter, dites-le-moi. C’est quoi, ce film fondateur ?
Peter exprima son refus de poursuivre d’un geste franc de la main : pas question de se justifier devant un repenti sur les origines de sa vocation ni même d’en faire un sujet de bavardage pour tromper l’ennui. Mais s’il avait eu à répondre à la question avec sincérité, Peter aurait évoqué une mosaïque de petits événements qui l’avaient conduit jusqu’au Bureau. Il aurait parlé de son sens aigu de la loi, et de la loi au-dessus de toutes les autres, la loi fédérale. Il aurait expliqué ce que représentait pour lui la lutte contre le crime, et son envie d’en découdre. Il aurait peut-être avoué cette triste fête d’étudiants, chargée d’alcool, où il avait inhalé, pour faire comme les copains, un mélange de cocaïne et d’héroïne qui l’avait fait vomir toute la nuit. Il aurait peut-être raconté comment deux de ses meilleurs amis étaient morts d’overdose dans les mois qui avaient suivi. Quitte à faire glousser un Manzoni, il aurait fait état, sans pouvoir l’expliquer, de son étrange empathie pour les victimes en général, et de son désir profond de leur rendre justice. Il lui aurait expliqué comment le FBI l’avait attiré avec ses méthodes de pointe, son implacable précision, sa patience tenace, qui faisaient sa suprématie sur toutes les autres formes de répression du crime.