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Mais Peter n’aurait en aucun cas évoqué, pour les avoir oubliées, des images en noir et blanc. Un petit écran, une chaîne qui ne rediffusait que des vieilleries, les années soixante en boucle, une esthétique d’une autre époque, et cette série qui gardait toute sa magie et résistait aux intrigues modernes bourrées d’hémoglobine et d’effets spéciaux. Fred avait raison sur ce point, des images avaient impressionné le jeune Peter bien avant tout le reste, bien avant les concepts de bien et de mal, bien avant l’idée même de morale ou de travail.

Le héros qui avait émerveillé l’enfance de Peter s’appelait Eliot Ness. En 1930, il avait fondé une brigade spéciale pour lutter contre Al Capone et tenté de faire respecter la prohibition à Chicago. Peter gardait au fond de lui-même le visage de Robert Stack qui jouait le personnage dans la série Les incorruptibles, un grand type impassible et peu loquace, qui préférait agir, et qui finissait par envoyer Capone à Alcatraz. Ce que le personnage avait de fascinant était justement sa façon de résister à la corruption, de ne jamais se laisser intimider par toute forme de pression, de rester inoxydable en toutes circonstances, surtout face à une mort tant de fois promise. Et Peter ne s’en souvenait plus.

*

— Daddy, il faut que tu saches que Lena n’aime pas la violence de tes livres.

Lena regarda Warren d’un œil noir. Il se fit un plaisir d’en rajouter.

— Elle part du principe que le monde est déjà si violent qu’il n’est nul besoin d’en rajouter. Pour elle, un livre est une œuvre d’art dont le rôle n’est pas de flatter les bas instincts du lecteur mais plutôt d’exalter ce qu’il y a de meilleur en lui.

Tom ne s’attendait pas à répondre à une question le concernant si peu. Il connaissait mieux la violence réelle que celle des livres et, plus que tout, il méprisait le soi-disant devoir de mémoire de Gianni Manzoni et sa rédemption par les lettres.

— Vous avez raison, Lena, moi-même je ne suis pas sûr de partager le goût de mes contemporains pour cette sauvagerie, mais, que voulez-vous, je me persuade de l’idée que la violence de pure fiction sert d’exutoire à la violence naturelle. Un jour, je saurai si j’ai fait œuvre d’utilité publique ou si, par malheur, j’ai suscité des vocations.

Tom jouait là une partition impensable vis-à-vis de sa hiérarchie qui jamais ne lui aurait donné son accord. Mais une décision devait être prise, et rien ne le captivait tant que de trouver de nouvelles solutions à des problèmes inédits. Et la solution qui s’était imposée était de matérialiser Fred l’espace d’une soirée, de le présenter à Lena et de le faire disparaître pour de longues années, en prétendant qu’il était retourné vivre aux États-Unis pour écrire une fresque sur l’histoire de la criminalité américaine. Lena n’en demanderait pas plus. Derrière le mystérieux M. Wayne se cachait un beau-père de rêve, insaisissable, absent pour de sérieuses raisons, mais si présent à l’esprit des siens. Chaque geste de Tom l’impressionnait, elle voyait désormais en lui une sorte de héros désinvolte qui, sans se prendre au sérieux, faisait passer sa vie d’écrivain avant celle des autres. Un choix qu’elle respectait et qu’elle admirait même.

Les Wayne découvraient aussi un Tom tout à fait inédit, acteur insoupçonné, jamais en deçà du rôle, à l’aise en improvisation. Dans l’élan d’une conversation, il posa un bref instant sa main sur l’épaule de Maggie en disant ma femme. Un geste, une parole, la même affection, celle d’un mari pour sa compagne, un geste que Warren et Belle remarquèrent à peine mais qui troubla profondément leur mère. Pour elle, le temps resta suspendu après ce ma femme, assez pour ne plus voir en Tom un mari d’emprunt pour la soirée, mais bel et bien le partenaire d’une vie. Durant cet instant-là, elle aurait pu réécrire sa propre histoire au bras de Tom Quint, capitaine du FBI.

Livia, comme elle se prénommait à l’époque, avait croisé Giovanni par hasard et s’en était entichée envers et contre tous. Pas plus que la Maggie d’aujourd’hui, elle n’éprouvait d’attirance pour les voyous. Fille d’ouvriers siciliens, sans aucune attache avec LCN ni avec aucun corps de police, elle aurait pu tout aussi bien, au lieu de rencontrer un Manzoni, se lier à un Quintiliani, qui dégageait la même force. Au lieu d’assister aux premiers pas de son amoureux sur les chemins tortueux de la criminalité, elle aurait pu, avec le même courage, accompagner Tom dans sa vocation de petit inspecteur new-yorkais qui rêve du badge fédéral. Elle se serait alors embarquée dans une vie tout aussi mouvementée, avec la même part d’inquiétude quotidienne, toujours prête à imaginer, derrière chaque retard de son mari, des coups de revolver et des détours par l’hôpital. De la même manière qu’elle avait fait ménage à trois avec Gianni et la Cosa Nostra, présente jusque dans leur lit et dans leur sommeil, elle aurait fait ménage à trois avec Tom et le Bureau fédéral. Elle serait restée à ses côtés, au nom de la Loi, comme elle était restée avec Gianni, au nom de l’Omerta. Pendant vingt ans, elle aurait redouté que des hommes au visage grave ne viennent toquer à sa porte pour lui annoncer que Tom était mort en faisant son devoir, comme elle avait redouté ceux qui seraient venus lui annoncer que Gianni était mort sans perdre son honneur. Et elle aurait pleuré les mêmes larmes de veuve ayant trop souffert de la folie de ces hommes qui, jamais, ne cesseraient de jouer aux gendarmes et aux voleurs.

— Tu as goûté mes brocolis ? demanda-t-elle à Tom, pour lui parler français, et du même coup le tutoyer.

Maggie imagina le bonheur de ses parents si, il y a bien longtemps, elle leur avait présenté un Tomaso Quintiliani. Un gars luttant contre cette vermine qui saignait les pauvres comme les moins pauvres, à commencer par la communauté italienne massée à New York et alentour. Combien ils auraient été fiers, le jour du mariage, de voir leur Livia au bras de ce brave type, un gosse du pays, mais du bon côté, le leur, un fils d’immigrés, fier d’être américain, et qui croyait comme eux aux valeurs de son pays. Le destin en avait décidé autrement ; aujourd’hui Maggie était maudite, répudiée par son père qui allait mourir sans avoir pardonné. Du reste, c’était Tom Quint qui, de temps en temps, donnait à Maggie des nouvelles des siens, un frère qui divorce, une mère à l’hôpital, mais personne ne cherchait à en avoir de Livia : elle était morte à leurs yeux le jour où, tout habillée de blanc, elle était entrée dans une église aux côtés d’un Manzoni.