Jamais elle n’avait eu la moindre pensée amoureuse pour Tom, jamais elle n’avait eu ni envie ni besoin de tromper Fred. Mais, au nom de cette certitude, elle pouvait, l’espace d’un soir, se rêver en Mme Quintiliani, rien qu’en pensée, rien que pour le jeu. Après tout, s’imaginer partager la vie de Tom n’était pas si monstrueux ; elle l’avait toujours trouvé bel homme, soucieux de son hygiène de vie et de sa forme physique, bien élevé, capable de réfléchir avant d’agir. Elle avait toujours eu un faible pour les hommes qui n’avaient pas besoin d’une femme pour s’occuper d’eux. Tom savait repasser ses chemises réglementaires mieux que le pressing du coin et ne posait jamais de questions comme Qu’est-ce qu’on mange ? ou Sur quel bouton faut appuyer ? ou Je fais quelle taille de pantalon ? Maggie appréciait par-dessus tout sa présence discrète et son don pour le geste juste ou la parole rassurante. Il avait toujours été là pour les siens dans les moments forts, bons et mauvais, particulièrement les mauvais, et Dieu sait ce qui serait advenu de la famille Manzoni si son sort avait été laissé aux mains d’un autre.
Maggie remarqua avec quelle facilité ses enfants jouaient cette obscure comédie et disaient papa aussi naturellement qu’elle donnait du mon chéri à Tom. Sans doute avaient-ils raison de prendre tout ça comme un jeu et non comme une terrible trahison. Le vin aidant, Maggie oublia peu à peu l’horrible culpabilité qui lui avait retourné l’estomac toute la journée, et accepta l’idée que cette mascarade était nécessaire au bonheur de son fils. Elle savait reconnaître l’amour quand elle le voyait passer et ses doutes s’étaient maintenant envolés : Warren et Lena allaient faire un bout de chemin ensemble. Faute de pouvoir accueillir cette petite chez les Wayne dans des conditions acceptables, Maggie ferait tout ce qui était en son pouvoir pour donner une chance à cet amour. Quitte à exclure un beau-père que personne n’aurait aimé avoir.
— Comment vous êtes-vous rencontrés, monsieur Wayne et Maggie ? Je peux vous appeler Maggie, madame Wayne ? demanda Lena.
Tom et Maggie se regardèrent à la dérobée, chacun préférant laisser à l’autre le loisir d’inventer une histoire qui aurait pu être la leur.
— Voyez-vous, Peter, souvent je m’interroge sur le pouvoir de la fiction. Et je m’en étonnais déjà bien avant d’écrire des romans moi-même.
À l’approche de Chalon-sur-Saône, Bowles conduisait à vitesse constante sur la file de droite, le regard bercé par le rythme des rappels lumineux. Leur conversation sur la façon inconsciente dont le cinéma suscitait les vocations avait connu quelques détours, et Fred s’était lancé dans une démonstration sibylline sur l’identification à des personnages de fiction. Peter l’écoutait sans accorder de crédit à son soi-disant statut de praticien.
— Quand ils vont au cinéma, les gentils aiment que les gentils gagnent, et les méchants aiment que les méchants gagnent. Mais ça se complique quand un cordonnier gentil regarde un film où le personnage du salaud se trouve être un cordonnier. C’est plus fort que lui, le spectateur cordonnier gentil va inventer plein d’excuses au cordonnier salaud, parce qu’il connaît si bien ce stress du cordonnier, ce blues du cordonnier qui parfois vous pousse à des extrémités.
Sans interrompre sa démonstration, Fred saisit le sac de courses sur la banquette arrière, dépiauta l’emballage de son sandwich, et proposa à Bowles d’en faire autant pour le sien.
— … À l’inverse, poursuivit-il, un petit racketteur ultra-violent qui sévit dans l’East End va s’identifier à un superflic de cinéma, parce que, au cours du récit, il apprend que le superflic est né dans la même ville que lui, à Bismarck dans le Dakota. Depuis qu’il vit à New York, notre racketteur n’a jamais rencontré personne qui soit né à Bismarck dans le Dakota, il a même honte de dire qu’il est né là-bas. Alors, quand il voit ce flic de cinéma qui lutte contre la pègre, c’est plus fort que lui, il prend fait et cause pour cet ambitieux aux nobles idéaux, né, comme lui, à Bismarck dans le Dakota. Et dès qu’il est sorti du cinéma, le racketteur retourne dans la rue pour aller briser des genoux afin de récupérer quelques dollars.
À l’inverse de ce qu’il redoutait depuis la veille, Bowles ne subissait pas la conversation de Fred. Tout ce développement sur l’influence de la fiction dans la vie réelle l’intriguait.
— J’ai compris que vous ne vouliez pas parler du film qui a fait de vous un G-man, mais vous gagneriez trois places dans mon estime si vous me faisiez une confidence : n’y a-t-il pas un film dont le méchant vous a fait rêver plus que le gentil ? Personne n’en saura rien.
— Je me fiche de grimper dans votre estime mais la question est intéressante.
Peter se laissa le temps de la réflexion et mordit dans la part de sandwich qu’on lui tendait. Fred, en quelques bouchées, termina la première moitié de son jambon/fromage/pain complet qui lui parut décevant.
— Dans la série des James Bond, dit Peter, je me prends toujours pour James Bond. Sauf dans L’homme au pistolet d’or. Le méchant s’appelle Francisco Scaramanga, c’est le plus grand tueur à gages du monde, une légende, à tel point que l’on doute même de son existence.
Fred n’avait aucun souvenir de ce film mais reconnut que Peter jouait le jeu avec sincérité. Tout en l’écoutant, il fixa les deux moitiés de sandwich qui lui restaient en main, et se demanda si Bowles n’avait pas fait le bon choix en prenant un jambon/pain blanc, tout simple.
— Il se fait payer un million de dollars par assassinat, et il ne rate jamais. Il vit sur une île paradisiaque avec une créature magnifique. Figurez-vous que je ne regarde plus la fin du film pour éviter la scène où Bond le tue. Ainsi, pour moi, Scaramanga est toujours vivant.
Après un instant d’hésitation, Fred se réserva la deuxième part du sandwich de Peter et lui tendit son jambon/fromage/pain complet sans le lui dire. Peter le mangea machinalement, sans même faire la différence avec la moitié précédente, tout concentré sur les détails qu’il donnait de la vie de Francisco Scaramanga.
Fred but une gorgée d’eau et continua le jeu avec le même sérieux que Peter.
— Moi, c’est Gene Hackman dans French connection. Il compose un rôle de flic comme j’aurais aimé en croiser un seul dans ma vie. Quand il s’est mis en tête de ne plus lâcher un truand, il y met toute sa force, toute sa détermination, ça va devenir une idée fixe, il n’en vivra plus, mais il l’aura, il l’aura toujours, parce que Popeye Doyle est plus fou que le plus fou des truands, parce que Popeye Doyle n’a rien d’autre à vivre que cette vie-là. Alors quand je le vois courir plus vite que toutes ces petites frappes, quand je le vois péter la gueule à tous ces wiseguys qui sont pourtant mes frères, quand je le vois harceler, maltraiter, tyranniser et persécuter toute cette racaille, je crie bravo et j’en redemande !
Peter laissa échapper un petit rire, surpris par une telle spontanéité. Il tendit la main pour qu’on y pose sa bouteille d’eau, et en but plusieurs gorgées avant de ressentir quelques picotements sur la langue.
— Fred, vous m’avez refilé de l’eau gazeuse ?
Non, il s’agissait bien d’eau plate, mais les picotements s’intensifiaient. Fred continua sur sa lancée sans prêter attention à Peter.
— Je ne connais personne parmi les gars de LCN qui ait jamais aimé ce film. À dire vrai, vous êtes le premier à qui j’en parle… Peter ? Ça va ?
Ça n’allait pas. Peter venait de ralentir et portait une main à son front, gagné par une bouffée de chaleur. Fred ouvrit sa fenêtre.