Выбрать главу

— Vous êtes blanc comme un linge… Arrêtez-vous… Qu’est-ce qui vous arrive ?

Peter redoutait la suite mais la sentait battre dans ses veines, lui brûler la gorge et lui gonfler la langue. Il se gara sur la bande d’arrêt d’urgence et se pencha vers les emballages de sandwichs qui traînaient aux pieds de Fred.

— Qu’est-ce que vous m’avez donné…?

— Donné ? Donné quoi ?

— Les sandwichs, nom de Dieu !

Habitué à se faire rabrouer par les gars du FBI, Fred comprit qu’il avait commis un geste malheureux, mais lequel ?

— Comment ça, quel sandwich ? Celui-là, le vôtre, dans l’emballage bleu. Allez-vous m’expliquer ce qui se passe ?

Saisi par une montée d’angoisse qui accélérait les symptômes, Peter, la bouche entrouverte et le souffle court, compara les deux étiquettes et montra l’emballage rouge à Fred :

— Vous m’avez donné un de ceux-là ? Répondez, vite !

— Il me semble que… maintenant que vous me le dites… je crois…

— Fred, nom de Dieu !

Comment un geste aussi anodin que d’échanger un pain de mie avec un autre pouvait avoir de telles conséquences ?

— Je voulais goûter le vôtre…

— … Je suis allergique au lactose, putain de putain de bordel !

Et le G-man, les yeux exorbités, porta les mains à sa gorge.

— Je fais un œdème de Quincke, appelez le 15, vite ! cria-t-il en tendant son portable.

Fred eut alors une vision de cauchemar, la langue de Peter avait doublé de volume et lui sortait maintenant de la bouche.

— Mais… vous n’avez pas un antidote sur vous ? Des cachets, un sérum… quelque chose pour stopper ça… Les asthmatiques ont de la ventoline… Les diabétiques ont de l’insuline…

Au bord du malaise, Peter n’était déjà plus en mesure d’argumenter et pensait très fort : Je contrôle de très près tout ce que je mange, bordel de putain de ta race ! En dix ans, je ne me suis jamais fait prendre en défaut ! Comment prévoir que j’aurais affaire à un tordu capable d’un geste pareil ! Il avait honte de son allergie depuis qu’il était devenu agent fédéral, censé n’avoir aucune faiblesse, rien qui puisse poser problème lors d’une mission. Et Fred Wayne aurait été la dernière personne à qui parler de son allergie, assez retors pour en tirer un parti quelconque ou l’empoisonner par pur sadisme, rien que pour voir un agent du FBI lutter contre l’étouffement, comme en ce moment même.

— Appelez-les, bordel !

Sa voix étranglée ne laissait déjà plus entendre que des grognements et Fred, paniqué lui aussi, composa le numéro. Il sut répéter œdème de Quincke à la standardiste des urgences, qui lui demanda plus de détails.

— Je ne peux pas vous le passer, il a de plus en plus de mal à parler, et puis il jure beaucoup…

— Décrivez-le-moi.

— Il a le front sur le volant, sa chemise est ruisselante de sueur, et surtout, il a la langue qui pend comme dans un dessin animé, comme un chat qui s’épuise à courir après une souris. Et puis, j’ai l’impression que sa joue et son menton se mettent à gonfler aussi, ça me rappelle un film, mais lequel…

— À quelle hauteur vous situez-vous ?

— Quelle hauteur ? Il fait noir comme dans un trou du cul, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

Fred suivit les instructions et sortit de la voiture pour remonter jusqu’à la première borne, cinquante mètres plus haut :

— Nous sommes au kilomètre 384 sur l’A6 en direction de Paris.

Elle lui promit qu’un véhicule du SAMU allait arriver le plus vite possible. Fred retourna vers Peter qui suffoquait maintenant.

— Dans cinq minutes, Peter, cinq toutes petites minutes !

Il posa la main sur l’épaule de Peter et la pressa très fort : Je suis là, ne craignez rien. Il essaya d’improviser les bons gestes, sans les trouver, et se laissa tout à coup submerger par des images — des maillots de bains rouges sur des corps superbes, des vagues californiennes, des noyés, et des gestes de premiers secours prodigués par des sauveteuses en bikinis. Mais, dans le cas présent, ses souvenirs de la série Alerte à Malibu n’allaient pas suffire. De plus en plus paniqué, il retint des Restez avec moi, Peter ! et chercha à le maintenir éveillé en attendant les secours.

— C’est quand même pas de chance d’être muté en France quand on est allergique au fromage. Je comprends mieux pourquoi vous ne goûtez jamais aux lasagnes que Maggie a la faiblesse de vous cuisiner. Elle y met une mozzarella de toute première qualité qu’elle fait venir spécialement d’un bled du Latium. Mais peut-être n’êtes-vous allergique qu’au lait de vache et pas au lait de bufflonne ? On ne sait jamais avec ces trucs-là, ça se joue à un rien. Mon copain Bartolomeo, connu dans vos services sous le nom de « Bart le singe », était allergique à quelque chose sans savoir à quoi. Au cours d’un repas tout se déroulait au mieux et hop, en moins de deux minutes on avait l’impression qu’il avait un gant de base-ball dans la bouche. Il a passé des tests et tout le toutim et on a fini par comprendre qu’il était allergique à une de ces saloperies chimiques à base de moelle de porc qu’on utilise pour épaissir les sauces ou faire tenir la gelée. On en met dans la jelly par exemple, c’est comme ça qu’on a su que Bart aimait encore la jelly à son âge, il avait fait une crise pendant le baptême de Belle, on s’en souvient encore. Une autre fois, dans un restaurant chinois, il prend une cuillerée de potage pékinois et il étouffe, juste comme vous maintenant, et voilà qu’il se précipite en cuisine pour menacer le chef de lui plonger la tête dans une marmite de bouillon s’il ne lui dit pas tout de suite ce qu’il a mis dans son putain de potage. Ça s’est fini aux urgences pour les deux, encore une soirée de foutue.

Dans le rétroviseur, Fred vit tourner le gyrophare de la camionnette du SAMU et ferma les yeux pour pousser un soupir de soulagement. Sa main gauche serrait toujours l’épaule de Peter.

*

Warren ne remplissait plus le verre de Lena qu’à moitié. La toute dernière recrue de la famille Wayne perdait le contrôle de son enthousiasme, alternait les déclarations solennelles et les signes d’affection envers son amoureux.

— Mes parents sont un peu vieux jeu sur la question du mariage, ils veulent une grande cérémonie, dit Lena en tendant son verre vide.

— Veuillez excuser ma fiancée, elle est ivre.

— Pas du tout ! Mes parents se sont mariés très jeunes et, au jour d’aujourd’hui, je ne les ai jamais entendus se disputer, même pour rire, même quand on leur dit qu’une bonne engueulade fait du bien. Ils sont comme ça, mes parents, et je les aime d’avoir contredit toutes les règles qu’on ne cesse de brandir sur les couples et leur longévité. Je les aime de s’aimer comme ils le font, dans la paix et le partage, je les aime d’être si originaux dans leur façon si simple de nous manifester leur affection, j’aimerais tellement vous les présenter, Maggie !

Maggie comprenait maintenant l’empressement de Lena comme celui de son fils. Si ses parents étaient tels qu’elle les décrivait, si elle avait vécu une enfance paisible et heureuse, comment ne pas avoir envie de suivre leur exemple le plus vite possible ? De chérir les enfants à venir comme elle-même l’avait été ?

Toute la tension du début de soirée s’était transformée en douce euphorie. Le coup monté par le capitaine Quint, inconcevable comme toutes les machinations, s’était révélé d’une efficacité diabolique. Maggie, Belle, Warren et Tom étaient désormais scellés par un secret de famille, cette famille d’un soir qu’ils n’oublieraient jamais, une famille légitimée par la seule présence d’un homme à l’éthique irréprochable.