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Après une injection de cortisone et une autre d’adrénaline, on allongea Bowles sur une civière pour le transporter dans le car.

— Vous l’emmenez ?

— Il a fait un choc anaphylactique, on le transporte à l’hôpital Saint-Laurent.

— Et moi, je fais quoi ? dit Fred, tout surpris d’être livré à lui-même.

— Vous ne pouvez pas laisser votre voiture là. L’hôpital est à une vingtaine de kilomètres, je vous donne le numéro, sortez à Chalon.

Fred les vit partir, sirène hurlante. Il conduisit lentement, sortit de sa poche le téléphone de Bowles, essaya de composer un numéro et finit par verrouiller le clavier. Il passa sous un panneau : PARIS / AUXERRE / BEAUNE.

Depuis combien de temps ne s’était-il pas retrouvé au volant d’une voiture, libre de ses mouvements, la nuit entière devant lui, grisé comme un adolescent qui jouit de ses tout premiers moments d’absolue liberté ? Fred comprit combien la tentation de la fuite ne l’avait jamais quitté. Partir, disparaître, prendre l’air, filer droit vers la capitale, écluser des bourbons dans un bar à entraîneuses et, au petit matin, gagner le Nord. Pourquoi pas le Nord, après tout, on n’y pense jamais. Dieu qu’il était bon de voir l’avenir derrière un volant dans la nuit noire !

Il s’arrêta pourtant sur une aire de repos, prit un café brûlant pour se laisser le temps de la réflexion et le but adossé à une cabine téléphonique. Une escapade n’allait-elle pas lui valoir de nouvelles sanctions ? Tout ça à cause de leur connerie de Witsec qui prive l’homme de son libre arbitre pour en faire un animal de laboratoire. Après tout, il s’agissait d’un programme expérimental dont on ne savait pas encore s’il était viable à long terme. Fred se sentit conditionné quand il téléphona à Tom : il avait mesuré la taille de sa laisse et l’avait trouvée trop longue. Une boîte vocale le renvoya sur le numéro de Bowles. Où était-il ce con de Quint, pour une fois qu’on avait besoin de lui ? Fred regretta le petit laïus qu’il lui aurait servi, juste histoire d’entendre un blanc à l’autre bout du fil : Tom ? C’est Fred. Bowles est à l’hôpital, et moi j’ai bien envie d’aller me saouler la gueule dans un bar à putes. Il composa le numéro de la maison qui ne répondait pas plus, puis celui du portable de Maggie, et commença à s’inquiéter de tant de silence.

Il roula jusqu’à la sortie suivante, et fit demi-tour. Il était 21h30.

*

La soirée se prolongeait et Maggie, un peu avant minuit, servit le dessert pendant que Tom allait chercher du champagne dans le cellier. Lena en profita pour dire à quel point elle était impressionnée par le personnage.

— Comme vous devez être fiers d’avoir un écrivain dans la famille. J’adore mon père, mais il travaille au service clients d’un centre commercial, et malgré tous ses efforts, ça n’a jamais réussi à nous faire rêver.

Maggie aperçut la lumière du répondeur qui clignotait et se demanda qui avait pu appeler à cette heure-là, un samedi soir. Elle oublia la question dès qu’elle vit réapparaître Tom, une bouteille à la main, comme un maître de maison qui veut soigner ses convives.

— Maggie, je peux vous l’avouer maintenant, reprit Lena, avant de venir ici je me faisais de vous une image de mamma italienne, et vous êtes tout le contraire.

Pendant que Maggie réagissait sous la forme d’une énième anecdote, Fred garait la voiture de Bowles dans l’allée. Fatigué par tout ce qu’il venait de vivre depuis vingt-quatre heures, son face-à-face épuisant avec Tom, sa nuit de confidences avec Maggie, ce départ pour Paris perturbé par les étouffements de Peter, il voulait maintenant comprendre pourquoi, chez lui, personne ne répondait au téléphone. Il entra dans la maison, s’arrêta un instant dans la cuisine en voyant des restes de gigot dans le service en argent, s’engagea dans le couloir qui menait au salon et perçut l’écho d’une conversation.

— Warren est sûrement le plus italien de toute la famille, disait Maggie. Il sait préparer la pasta mieux que moi, il siffle des opéras de Verdi, et il lui arrive même de parler avec les mains.

Au loin, Fred reconnut la voix de sa femme, mais aussi celles de ses enfants qui n’étaient pas censés se trouver là. Il ralentit son pas, amusé à l’idée d’écouter aux portes.

— Vous verrez avec les années, ma petite Lena, c’est une tendance qui s’accroît. Tenez, mon mari, par exemple, il lui arrive de jurer comme un contrebandier sicilien sans jamais avoir mis les pieds là-bas.

Un dîner ? Sans lui ? Qui était cette petite Lena ?

— C’est la pure vérité, ajouta Belle. Papa et Warren se trahissent bien plus facilement que nous, ils ont du mal à cacher qu’au fond d’eux-mêmes ils sont ritals.

— C’est faux ! protesta Warren. Papa est sans doute poursuivi par un atavisme, mais moi, je me suis toujours senti viscéralement américain du temps où nous vivions là-bas. Maintenant, je suis devenu français.

Tapi contre le mur du couloir, Fred écouta un instant le débat sur la question des origines et se sentit rassuré à l’idée d’exister dans la conversation, d’être un papa et un mari. Il ne lui restait plus qu’à soigner son entrée et demander à ce qu’on lui présente cette Lena qui semblait si bien connaître son fils.

— Et vous, monsieur Wayne, vous vous sentez italien, américain, français ?

Fred se figea tout à coup.

Il y avait déjà un monsieur Wayne dans l’assistance ?

— À Rome fais comme les Romains, répondit Tom. Malgré ce qu’en pensent Belle et Maggie, je ne suis pas du tout nostalgique de nos origines, pas plus que je ne suis poursuivi par un atavisme comme le dit Warren. Mes parents avaient beaucoup de respect pour leur terre d’accueil, et ils m’ont transmis ça.

Fred se massa les tempes et tenta de remettre dans le bon ordre les mots parents, Maggie, respect et origines. Le tout, avec la voix de Tom Quint ?

— C’est ce que prétend aussi votre fils, dit Lena. Mais quand il regarde les jeux Olympiques, ce n’est pas le champion américain qu’il encourage, ni même le français, c’est l’italien.

Il y avait erreur. Le monsieur Wayne en question n’était en aucun cas le vrai monsieur Wayne, puisque monsieur Wayne c’était lui, Fred, même s’il était né Manzoni, même s’il avait été un Blake ou un Brown, ou un Laszlo Pryor. Il portait désormais le nom de Wayne, choisi par le FBI, en attendant le prochain nom, un Clark, un Robin, n’importe quoi de court et de très courant, mais pour l’instant il n’y avait qu’un seul Fred Wayne, et c’était lui. Non, il n’était pas fou, mais il allait peut-être le devenir s’il ne comprenait pas rapidement quelle farce absurde se jouait autour de cette table.

— Un jour, il m’a dit qu’il aurait de loin préféré avoir un prénom italien, insista Lena. Moi, j’aime bien Warren, ça sonne bien, Warren Wayne. C’est vous qui avez choisi ce prénom, monsieur Wayne ? Ou bien est-ce Maggie ?

Fred, pour se prouver qu’il était bien le père de ses enfants, se raccrocha à une image : la toute petite Belle qui sait à peine marcher, il la hisse jusqu’au berceau du nouveau-né : Regarde, c’est ton frère. Certes, il n’avait pas assisté à l’accouchement à cause de complications avec le syndicat des mareyeurs qui avaient bloqué les livraisons cette nuit-là, les cons. Et ce n’était pas sa faute non plus si, juste après son passage à la maternité, il avait reçu l’ordre de Don Polsinelli de filer à Orlando pour une mission d’une semaine, juste au moment où Livia avait le plus besoin de lui. Mais ça ne changeait rien à l’affaire, ces gosses étaient bien les siens.