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— La réponse est toute simple, dit Maggie, j’ai pris le prénom de mon acteur préféré, Warren Beatty. J’étais déjà amoureuse de lui quand j’avais votre âge, comme une bonne moitié des Américaines. Bonnie and Clyde, Le ciel peut attendre, je les ai vus cent fois…

— Et vous n’avez pas eu votre mot à dire, monsieur Wayne ?

— Je n’aurais pas été entendu. En revanche, nous étions d’accord Maggie et moi sur celui de Belle bien avant sa naissance.

Fred sentit sa raison vaciller et dut se livrer à un travail mental d’une grande précision : jamais il n’aurait laissé Maggie appeler leur fils du prénom de Warren Beatty, ce grand bellâtre, chéri de ces dames, que l’autre moitié des Américains avait envie de gifler. Il avait choisi Warren parce que c’était le prénom de son acteur préféré, Warren Oates, qui jouait dans les films de Sam Peckinpah, surtout La horde sauvage et Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, un solide gaillard capable d’une grande cruauté quand les circonstances l’exigeaient. En se souvenant de cette explication, rationnelle et indiscutable, Fred sut qu’il était bien le vrai Fred Wayne, père de Warren.

— C’est encore prématuré d’en parler, dit Lena, mais l’idée serait, d’ici deux ans, de célébrer la noce et de pendre la crémaillère en même temps dans la maison du Vercors. Ce sera la fête du siècle !

Ils en étaient déjà là.

Fred imagina la photo du mariage, avec une demoiselle en robe blanche, son fils avec des gants beurre frais, des cousins et cousines en pagaille, tous inconnus. Il se chercha sur la photo et ne s’y trouva pas.

— Je ferai tout pour être présent, dit Tom, mais dans le cas contraire j’espère que vous ne m’en voudrez pas, ma petite Lena.

Fred, prostré dans le couloir, venait de comprendre le sens de cette mystification. On l’avait exclu de la famille au profit d’un père de substitution bien plus présentable que lui. Dès lors, comment s’étonner que l’homme en question fût son ennemi juré ?

— Monsieur Wayne, conclut Lena, sachez que dans notre maison, il y aura toujours un petit bureau où vous serez tranquille pour travailler, et croyez-moi, là-haut, personne ne viendra vous déranger.

Fred retourna dans la cuisine à pas sourds, chercha quelque chose de fort à boire et mit la main sur un fond de mauvais rhum que Maggie utilisait pour les desserts. Il le vida en trois gorgées puis regagna l’air frais du dehors et grimpa dans la voiture de Bowles. Il se revit, quelques heures plus tôt, seul sur l’autoroute, tenté par l’échappée belle, et y renoncer pour rentrer au bercail. Quelle ironie ! Sa seule urgence désormais était de mettre le plus grand nombre de kilomètres entre lui et cette maison du malheur, de fuir cette famille diabolique, de demander la protection de la police ! Les tueurs de LCN étaient des enfants de chœur à côté de ces quatre-là. Il avait vécu tant d’années auprès d’individus capables de pareilles machinations, et c’était lui, Gianni Manzoni, qu’on traitait de monstre ? C’était lui qu’on avait considéré comme un ennemi public et placé sous étroite surveillance ?

Il démarra la voiture, manœuvra dans l’allée, puis, saisi d’un doute, coupa le moteur pour se laisser le temps de la réflexion. Au lieu de planter là cette belle famille Wayne et son tout nouveau papa, n’y avait-il pas un meilleur coup à jouer ? Pourquoi ne pas leur donner des sueurs froides et les forcer à aller jusqu’au bout de leur vilenie ?

Il retourna dans la maison sans plus hésiter, longea le couloir avec la détermination du tueur qu’il avait été, et fit le plus de bruit possible pour qu’on le repère de loin. Il commença même à faire entendre sa belle voix de basse avant d’entrer dans le salon.

— Où êtes-vous passés, tous ! Maggie ? Fred ?

Et comme un vieux cabot qui soigne son entrée en scène, il se montra enfin, les bras grands ouverts. Il les vit tous les cinq, assis autour de la table, le regard hébété et la cuillère à dessert suspendue en l’air.

— Bah alors ? On ne répond plus au téléphone ? J’ai laissé trois messages pour vous prévenir que j’arrivais. J’ai roulé tout l’après-midi en espérant me faire inviter chez vous. Maggie, dans mes bras !

Elle se dressa péniblement sur ses jambes et se laissa embrasser par cette apparition qui avait tétanisé l’assistance. Avec un incroyable naturel, Fred salua toute sa famille et termina par une virile poignée de main à Quint.

— On ne me présente pas la demoiselle ? Je m’appelle Tom, je suis le cousin de Maggie et le parrain de Warren. Et vous êtes…?

— Je m’appelle Lena, je suis…

— C’est ma fiancée, dit Warren avec l’enthousiasme d’un mort-vivant.

— Félicitations, et beaucoup de bonheur. Bon, à part ça, y a rien de bon à se mettre sous la dent ?

En évitant son regard, Maggie alla chercher une assiette avec une infinie lenteur.

— Ils vous ont parlé de moi, mademoiselle Lena ? Je parie que non. Je vis à Newark mais il m’arrive de traverser l’Europe pour affaires. Import/export. Je vends un tas de cochonneries françaises à des Américains et un tas de cochonneries américaines à des Français, et quand j’ai à faire dans le coin, je passe saluer ma petite famille. Tu n’as pas eu mon mail, Maggie ?

— … Si.

— Tu pourras m’héberger, cette nuit ? Sinon, je peux aller Chez l’Empereur, à Montélimar, ils auront bien une chambre.

— … Tu es ici chez toi.

Fred tapa sur l’épaule de Tom.

— Alors l’écrivain ? Tu nous prépares quelque chose ?

— … J’y travaille.

— Le dernier, je l’ai lu dans l’avion. Un régal. Je l’ai dévoré d’un trait. Un jour il faudra que tu fasses de moi un personnage. J’ai plein d’histoires à raconter, tu sais ?

— J’imagine.

— Ça fait du bien de se retrouver en famille, dit Fred en levant son verre à la santé de tous.

*

Warren et Lena prirent congé et rentrèrent chez les Delarue. Fred attendit que Belle ait regagné sa chambre pour se débarrasser de Maggie avec une inquiétante douceur.

— Ça a été une soirée pénible pour tout le monde, j’espère que ta future belle-fille ne s’est aperçue de rien. Je vais aller faire un tour pour me calmer un peu avant de dormir.

— Gianni, je voulais te dire…

Que dire après pareil désaveu ? En rajouter aurait été insultant et Maggie n’avait pas le cœur à passer de l’humiliation à l’insulte. Elle redoutait maintenant une colère de Fred qu’elle aurait été incapable de calmer. Contre toute attente, il parvenait à contenir cette insupportable douleur, et son abattement prenait une autre forme, plus profonde, plus muette. Il n’y aurait ni drame, ni tempête, ni calme après la tempête, ni retour à la normale, ni réconciliation. Il n’y aurait, désormais, plus rien. Cette certitude lui permit d’être convaincant et de trouver le ton juste.

— Tu veux que je te dise, Livia ? C’est un sale coup que tu m’as fait, mais je sais pourquoi tu l’as fait. Je suis ce que je suis, et si Warren a eu peur de me présenter cette petite, c’est ma faute. Si Tom fait un beau-père plus décent, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Qui sait si ce n’est pas une épreuve qui va peut-être me rapprocher de mon fils ?

Maggie s’attendait à tout sauf à cette étonnante mansuétude.

— Warren a grandi, Livia. C’est un homme, maintenant. Il serait temps que j’en devienne un aussi.