Выбрать главу

— Gianni…

— C’est à moi de faire des efforts. Quitte à prendre des coups en pleine figure, comme ce soir.

Maggie se laissa doucement glisser vers un faux espoir et s’y engouffra même. Et si ce miracle avait lieu, après tout ? Et si son mari se posait enfin les bonnes questions ?

Pour parfaire son mea culpa, Fred embrassa Maggie sur le front et elle accepta ce baiser comme celui du pardon, en priant Dieu que ce pardon entraînât l’oubli.

Il redescendit au rez-de-chaussée et sortit dans la nuit fraîche et boisée, tout juste éclairée par un reflet de pleine lune. Il rejoignit Tom, assis sur les trois marches en pierre au seuil de chez Bowles. Le capitaine, la chemise ouverte sur son torse nu, les bras ballants, cherchait à retrouver son calme intérieur, les yeux mi-clos, en se gorgeant d’air pur.

— Des nouvelles de Peter ? demanda Fred.

— Il est hors de danger, il sera de retour demain.

— Tant mieux. Je vais faire une promenade là-haut, à la chapelle. Vous comprendrez que j’ai besoin d’être seul.

Ce soir, Tom avait été plus que le protecteur de Maggie, il avait été son complice. Warren, ce fils qui ne le respectait plus, avait préféré une autre figure paternelle. Et Belle, la pure, l’innocente, s’était prêtée comme les autres à cette tartuferie. Elle avait appelé Tom « papa », et ce petit mot-là serait désormais bien plus difficile à oublier qu’un crachat au visage. Ah, la belle association de malfaiteurs ! Les enfants de ses enfants ne sauraient peut-être jamais qu’ils étaient des Manzoni. Fred allait devenir le plus lourd des secrets de famille, jusqu’à disparaître dans la mémoire des générations à venir.

— Bonne nuit, Tom.

— Bonne nuit, Fred.

Le G-man le laissa s’éloigner sans en rajouter. Il avait déjà été plus fier de lui que ce soir, mais il était encore trop tôt pour conclure à un succès ou un fiasco. À cette heure de la nuit, il allait envoyer paître le monde extérieur et s’oublier dans le sommeil aussi longtemps que son corps le déciderait. Mais il ne dormirait pas l’esprit tranquille s’il n’appelait pas sa femme pour lui dire à quel point elle lui manquait.

Sur le coup de 19h30, Karen, dans sa maison de Tallahassee, Floride, prête à sortir, son manteau sur les épaules, hésita avant de décrocher. Sa sœur venait de se garer devant le porche et l’attendait pour aller dîner.

— C’est moi, mon cœur.

— Thomas ? Tu vas bien ? C’est rare que tu appelles à cette heure.

— Je voulais t’embrasser avant d’aller me coucher. Je te dérange, peut-être.

— Je vais dîner mexicain avec Ann, mais ça me fait très plaisir de t’entendre, chéri. Comment ça se passe, de ton côté ?

— Je suis en France, dans le Sud, mais je remonte à Paris demain. J’ai une mission un peu délicate cette semaine ; dès que j’en ai terminé, je rentre à la maison pour quinze jours.

— Avec toi, une bonne nouvelle sert toujours à en cacher une mauvaise. Quand tu dis que cette mission est délicate, c’est pour ne pas dire qu’elle est dangereuse ?

— Oh non, je te rassure tout de suite, j’en envoie d’autres prendre des risques à ma place. Les jeunes adorent partir au feu, comme j’aimais ça moi-même, et je ne vais pas leur refuser ce plaisir.

— Je peux dormir tranquille jusqu’à ton arrivée, donc.

— Je serai à tes côtés plus tôt que tu ne l’imagines. Embrasse ta sœur pour moi.

— Ce sera fait.

— Je voulais te dire aussi…

Mais ce qu’il avait à ajouter était indicible et resta bloqué sur son cœur : Tu sais, ce soir, j’ai joué au couple avec une autre femme que toi. Je lui ai posé la main sur l’avant-bras pendant que nous étions à table, exactement comme je le fais avec toi, et j’ai évoqué avec beaucoup de conviction des souvenirs que nous n’avions pas, et puis, je l’ai appelée chérie par inadvertance. Tu vois, mes missions ne sont pas plus dangereuses que celle-là, voilà bien le maximum de risques que je prends.

— Quoi, mon chéri ?

— Je t’aime.

— Et moi donc.

Il raccrocha, l’esprit tranquille, le cœur apaisé, prêt à dormir tout son soûl. Dans deux petites semaines, il retrouverait Karen et lui ferait vivre une énième lune de miel. Le manque d’elle, durant ces longues années en Europe, avait fait de Tom, dès son retour à la maison, un romantique à temps complet et un amant fougueux. L’éloignement entretenait leur flamme et aucune érosion ne les guettait. C’était bien la seule contrepartie à tant de solitude.

Au moment de rejoindre son lit de camp, son téléphone mobile sonna, le nom d’Alec Hargreaves affiché sur l’écran. Il s’agissait du seul appel qu’il lui était impossible de ne pas prendre : la direction du Bureau à Washington. Tom poussa un soupir de lassitude et parla le premier.

— Alec ? Si tu m’appelles, c’est pour me faire part de complications et les complications sont la dernière chose dont j’ai besoin ce soir.

— Miranda vient de se casser la cheville à l’entraînement.

— Quoi ?!

— Tu la connais, toujours à vouloir en remontrer à ses camarades mâles, elle a voulu battre son record sur le parcours nº 2 et elle s’est vautrée sur une haie.

— Nom de Dieu, la conne !

— C’est à peu près ce que j’ai dit aussi.

— Je devais aller la chercher à Roissy demain soir…

— La mission Costanza est annulée. Tu vas pouvoir partir en vacances plus tôt que prévu, et j’aurais préféré me mordre la langue plutôt que d’avoir à t’annoncer une si bonne nouvelle.

— Six mois ! Six mois de préparation, bordel ! Si on rate Jerry Costanza à Paris, on ne le touchera plus avant quatre ou cinq ans, à moins qu’il ne prenne un gros risque, et il n’en prendra pas.

— Miranda n’ose même pas t’appeler, Tom.

— Elle doit s’en vouloir, la pauvre…

— …

— Bordel de bordel de bordel !

— …

— Je réfléchis à tout ça, Alec. Je te rappelle demain.

En raccrochant, il balança un coup de pied dans un carton rempli d’effets personnels que Peter n’avait jamais ouvert. La nuit n’allait pas être aussi réparatrice que prévu.

*

Fred — qui jamais n’avait eu l’intention de grimper jusqu’à la chapelle de Mazenc — s’arrêta devant l’atelier du céramiste et devina sa silhouette à travers un voilage. Un jour, tous les deux s’étaient efforcés de trouver quantité de rapprochements entre le travail de l’artisan et celui de l’écrivain et, depuis, ils ne manquaient jamais de se saluer, de loin, d’un signe de la main.

— Je peux utiliser votre téléphone ? Je dois appeler les États-Unis, il est tard mais c’est une question de décalage horaire. Ça ne vous coûtera rien, j’appelle en PCV.

Son voisin vivait seul, ne se couchait jamais avant l’aube et, pour une fois, Fred allait accepter ce café tant de fois proposé.

— Entrez.

— J’ai voulu faire le malin en installant moi-même une nouvelle prise dans mon bureau et j’ai planté toute l’installation. Le gars des télécoms a promis qu’il passerait lundi.

— Vous êtes comme moi, vous n’avez pas de portable.

— J’ai eu, mais je n’ai plus.

— Quand on travaille chez soi, comme vous et moi, on peut très bien faire sans. Le poste est à côté de la console, sur votre droite. Je nous fais un déca ? J’ai aussi une mirabelle assez coriace si vous préférez.

— Je crois que j’ai assez bu pour ce soir. Allons-y pour un déca.

Fred se dirigea vers les rayonnages d’exposition de l’atelier de céramique, saisit poteries, assiettes et soliflores, et fit les compliments de rigueur à son hôte. Puis, débarrassé de son devoir de politesse, il composa son numéro.