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— Je ne peux pas trahir deux fois mon père en si peu de temps.

— Si vous avez besoin de me voir avant jeudi, je reste à Paris toute la semaine.

Belle se sentit tout à coup très seule au milieu de la foule, sans famille, sans amis, sans personne à qui confier le secret des Manzoni qu’elle n’avait pas fini de porter.

*

Moins d’une heure plus tard, elle était dans les bras de François Largillière, tous deux vautrés sur un tapis précieux qui n’avait pas l’habitude d’être ainsi maltraité. Après leurs furieuses retrouvailles, ils se tenaient blottis l’un contre l’autre, silencieux et immobiles. Elle en eut la nostalgie d’un temps où l’innocence semblait ne jamais devoir finir.

Pourtant, François sortit lentement de leur étreinte, se rhabilla, prit son air sentencieux. Belle eut à peine le temps de la redouter que la rhétorique était déjà en marche : il allait lui prouver, une fois encore, que leur histoire était vouée à l’échec. Pourquoi tous les hommes qui comptaient dans sa vie étaient-ils si pervers ? Son père, Tom Quint et, le plus tordu de tous, François Largillière.

Sous couvert d’hommage et de compliments, il évoqua l’unique travers de Belle. Sa beauté. Son inévitable, persistante, outrancière et désinvolte beauté. Il se sentit obligé de la commenter, de lui donner et de lui ôter du sens.

— La beauté est éprise d’elle-même !

Comment pouvait-il être aussi injuste ? Belle ne s’était jamais prise pour une icône. Devant son miroir, elle était bien la seule à ne jamais remarquer cette aura de lumière que tous percevaient comme un éclat divin.

— Les très belles femmes ne commencent à vivre qu’à quarante ans…

Pourquoi vivait-il si mal la délicatesse de ses traits, au lieu d’en jouir et d’en être fier ? Qu’est-ce qui lui faisait si peur ? Pourquoi se sentait-il mis en danger ?

— Les petites filles à qui l’on dit trop souvent qu’elles sont belles finissent toujours par le croire…

Il employa plusieurs fois le mot créature sans pouvoir la définir autrement et lui renvoya au visage son ardeur à toujours chercher le soleil, et à toujours finir par le trouver. Il conclut son réquisitoire en disant que la femme de ses rêves ne pouvait en aucun cas devenir la femme de sa vie, parce que ça ne s’était jamais vu, on ne connaissait aucun précédent, ni dans la vie réelle ni dans une autre, parce que cette logique n’était pas de ce monde.

Atterrée, Belle se rhabilla en silence, claqua la porte de chez lui au milieu de la nuit et attendit d’être dehors pour fondre en larmes. Elle s’arrêta sur un banc au milieu d’un terre-plein qui bordait l’angle des boulevards Saint-Michel et Montparnasse, et appela le capitaine Thomas Quintiliani.

— Pour votre mission, je suis d’accord, Tom.

— Vous ne le regretterez pas.

— Mais je veux une contrepartie.

— Demandez-moi tout ce que vous voulez.

5

La main pressée contre son oreille, Delroy Perez entra dans la pharmacie située à quelques mètres de son QG de Tilbury Road, Newark, New Jersey. Toute la nuit, il avait souffert le martyre à cause d’une sinusite que les médecins n’arrivaient pas à soigner ; il avait tantôt les yeux en feu, tantôt le haut du nez pris dans une pince, sans parler de ces pointes migraineuses qui lui vrillaient les tempes. Mais le pire, c’était l’oreille gauche.

— J’ai l’impression qu’on me plante un clou dans le tympan, dit-il au pharmacien. Non, plutôt une vis, une longue vis qui gagne lentement le cerveau.

Entre deux et trois heures du matin, à court d’antalgiques puissants, il avait vidé une boîte d’aspirine et posé une compresse chaude sur sa joue. Il avait même réveillé la fille qui dormait à ses côtés pour l’engueuler d’avoir si mal, mais rien n’y avait fait. À bout de patience, il avait envoyé la malheureuse en quête d’une pharmacie de garde dans un quartier sinistre. Et il s’était étonné de ne pas la voir réapparaître.

— Désolé, mais pour du Neproxene, j’ai besoin d’une ordonnance.

— Je sais, nom de Dieu ! Mais c’est maintenant que je souffre ! Le temps d’aller voir un de ces charlatans et le mal aura gagné l’autre oreille. Je dois prendre tout de suite deux Neproxene, et je vous jure sur la tête de ma mère que je repasse dans la journée avec l’ordonnance.

Après une demi-bouteille de vodka, il avait sombré dans un sommeil agité pour se réveiller aux premières lueurs du jour avec une douleur d’intensité égale. Il avait bu un café, vomi peu après, et avait filé à la pharmacie.

— J’aimerais vraiment vous rendre service mais je ne fais jamais d’entorse.

— C’est un simple antalgique ! Que voulez-vous qu’il arrive, nom de Dieu ? Après avoir fumé une pipe de Neproxene, j’attrape un fusil et j’abats douze personnes dans le premier fast-food ? C’est quoi, le risque, bordel ?!

L’homme en colère qui prononçait ces paroles tenait stocké à trois cents mètres de là un ballot de soixante kilos de cocaïne débarqué la veille de Colombie. Entre autres raisons pour lesquelles il lui était impossible de se rendre chez un médecin, il y avait ce rendez-vous avec son revendeur en chef pour le dispatching. La moitié de la livraison devait partir le jour même pour New York où les dix principaux dealers spécialisés dans une clientèle show-biz avaient promis un arrivage imminent. Son chimiste serait présent pour estimer la qualité de la marchandise afin de fixer le prix du gramme. Paul « Demon » Damiano, le représentant du boss local, serait aussi des leurs. La discussion promettait d’être serrée car Paul allait se mêler du prix du gramme en cherchant à augmenter le pourcentage de sa dîme — il se montrait chaque fois plus arrogant, comme s’il était le boss lui-même.

— Monsieur le pharmacien ! J’ai un besoin urgent de ces comprimés, dit-il en sortant un rouleau de coupures de cent dollars. Je suis prêt à payer mille fois leur prix, mille fois, nom de Dieu ! Juste deux comprimés, et vous l’aurez avant la fin de la journée, votre putain d’ordonnance.

Pour Delroy qui sortait de son lit de souffrance, il s’agissait là d’une véritable injustice. Cette douleur qui pouvait s’estomper en vingt minutes allait perdurer et lui faire perdre des points face à cet enfoiré de Damiano, et tout ça à cause de ce sale con en blouse blanche, borné et malveillant, qui refusait de lui donner ces deux comprimés. Plus qu’une injustice, une absurdité ! La délivrance était là, à portée de la main, dans un tiroir ! La douleur devenait si vive que ses molaires se rappelaient à lui, mais cet abruti derrière son comptoir restait intraitable.

Et Dieu sait si Delroy s’y connaissait en douleur. Il avait commencé comme petit dealer de quartier vingt ans plus tôt, et avait vu des centaines de jeunes gens réduits à l’état de loques tendre la main vers lui pour avoir leur dose. Il les avait saignés et vidés jusqu’à ce qu’ils meurent dans le caniveau. Il avait poussé des adolescents à vendre tout ce qu’ils possédaient et ce qu’ils ne possédaient pas, certains auraient bradé leurs organes ou même leur petite sœur pour un fix d’héroïne. Delroy avait déclenché des vocations en pagaille chez ses clients : voleurs, assassins, agresseurs de toutes sortes, n’importe quoi pourvu qu’ils calment la douleur du manque.

— Écoutez, je ne sortirai pas d’ici sans ces comprimés. J’ai mal, nom de Dieu, comment faut-il vous le dire ?!

Pendant que le pharmacien tentait de nouveaux arguments pour calmer son client, sa femme, dans l’arrière-boutique, avait déjà appelé le 911 et donnait son adresse à un inspecteur de police — un coup de fil comme elle en passait deux ou trois par semaine. Moins de cinq minutes plus tard, pendant que Delroy renversait un présentoir de pastilles pour la gorge, les deux hommes en bleu entrèrent dans le magasin. Contre toute attente, au lieu d’embarquer le semeur de trouble, ils se tournèrent vers le pharmacien.