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Ce matin-là, juste après avoir raccroché, il se rasa à la hâte et déboula dans l’atelier, où son patron lui confia une mission.

— Tu files à Villard-de-Lans, chez Griolat, il m’a mis de côté un lot de lames de parquet anglais.

Warren enveloppa dans un linge une latte du parquet d’origine et prit la route, tout heureux de cet impromptu, et si tôt dans la matinée. Depuis quelques mois, il ne regardait plus du même œil la nature environnante et voyait un lieu de vie derrière chaque accident de terrain, de l’ouvrage dans chaque tas de bois, un voisin en chaque inconnu. Le bruissement des frondaisons lui donnait une âme de poète, un panorama sur un village escarpé faisait de lui un philosophe, un rai de lumière entre deux falaises le rendait mystique. Il se pâmait pour un rien et décrétait l’authentique en tout.

Leur nid d’amour serait comme une arche de Noé où attendre le déluge. Il y élèverait des huskies, pas moins de quatre, pour les jours de grande neige. Il aurait aussi un corbeau apprivoisé, superbe et fier, qui viendrait se poser sur son épaule, un oiseau qui contredirait la mauvaise réputation de l’espèce. Et puis tiens, ces deux chevaux qui couraient en liberté, à l’approche de Villard-de-Lans, auraient eux aussi leur place dans le décor !

Warren longea le premier entrepôt des établissements Griolat où l’on stockait des meubles anciens destinés à la restauration, et aboutit dans un second où, sur des rayonnages coulissants, s’entassaient des pièces de vieux bois de toutes les nuances de brun. Après avoir chaussé ses lunettes, Alain Griolat inspecta la latte de parquet qu’on lui tendait.

— Je n’aurai pas exactement la même teinte, mais il doit me rester un bon mètre carré très proche de ça.

Il chercha un instant, remit la main sur le bon carton, et le jeune apprenti compara les deux lattes.

— Remontez le vernis, patinez-le un peu et ça fera l’affaire, dit Griolat.

Warren hocha la tête, paya par chèque, et se vit raccompagné jusqu’à l’entrée.

— Saluez le vieux Donzelot pour moi.

Au moment de franchir le seuil, une étrange impression de déjà-vu fit se retourner Warren. Il revint sur ses pas dans l’allée centrale, bordée de vieux meubles.

— Vous avez oublié quelque chose ?

Une sensation rétinienne persistait. Il chercha un instant où fixer le regard et s’arrêta devant une petite table dont on n’apercevait que les pieds en écaille rouge sous un pan de drap bleu clair. Il s’agenouilla et inspecta, à la cambrure de chaque pied, des médaillons dorés représentant des visages de femmes. Pour en avoir le cœur net, il fit glisser le drap et découvrit un plateau finement décoré d’incrustations de cuivre sur fond d’écaille.

— C’est une table style Boulle, époque Napoléon III, dit Griolat.

— Je sais.

— Je n’ai pas eu grand-chose à faire dessus à part un bon nettoyage et poncer le tiroir. Je ne la laisserai pas partir à moins de 6 000 €.

Il suffisait à Warren de dire : Cette table a été volée, je sais à qui, appelez les gendarmes, et l’affaire était réglée. Impossible de la confondre avec une autre, cette console avait appartenu aux Delarue. Ils l’avaient même montrée à Warren pour lui demander, en tant qu’homme de l’art, son avis sur la console Boulle en écaille rouge. Il avait précisé : Je suis menuisier, pas ébéniste, mais il avait été plus pertinent que sur Mozart.

Les gendarmes ne leur avaient donné que peu d’espoir de la revoir ; soit ils avaient eu affaire à des amateurs qui souvent s’encombraient d’un objet trop précieux pour eux et s’en débarrassaient dans un container, soit à des professionnels qui savaient très bien ce qu’ils venaient chercher et comment l’écouler. La preuve, cette table rare allait vite trouver acheteur à 6000 € chez un antiquaire dont l’honnêteté et la réputation ne faisaient aucun doute.

Si Warren prononçait la phrase : Cette table a été volée, je sais à qui, appelez les gendarmes, sa belle-famille récupérait son bien, il passait pour un héros, et Lena racontait cette histoire à leurs enfants.

Et partis comme ils l’étaient, ils en auraient en pagaille, des enfants. Warren leur fabriquerait des jouets en bois, pour filles et pour garçons, que les aînés repasseraient aux plus jeunes, et qu’à leur tour ils transmettraient à leurs enfants. Avec Lena, il allait fonder une dynastie de grands voyageurs qui parcourraient le monde mais qui jamais n’oublieraient d’où ils venaient. Des jeunes gens honnêtes qui n’auraient aucune bonne raison de se croire au-dessus de la loi.

Warren n’avait plus qu’à dire à Griolat : Cette table a été volée, je sais à qui, appelez les gendarmes, et sa grande saga familiale pouvait commencer. Au lieu de quoi, il s’entendit dire :

— J’ai peut-être un client, un dentiste de Valence qui nous a demandé, à l’atelier, où il pouvait trouver une table comme celle-là. Je peux lui en parler, mais je sais qu’il voudra un certificat.

Le jeune Wayne avait une bonne raison de prononcer cette phrase plutôt que l’autre. Le jour du cambriolage, les Delarue eux-mêmes ne savaient pas qu’ils allaient quitter la maison deux heures durant : seul un de leurs proches avait pu renseigner des cambrioleurs avec tant de précision. Warren tenait à savoir qui avant tout le monde.

— J’en ai un, pensez. C’est un petit brocanteur du côté de Die qui me l’a vendue, il fait des vide-greniers et vend son bric-à-brac sur les marchés. Il aurait pu la garder dix ans avant de trouver quelqu’un qui y mette le prix. Dites à votre client de m’appeler, je peux même vous laisser une photo.

Warren regagna sa voiture et prit la route de Die sans plus s’émerveiller du paysage.

*

Je vais devoir porter un micro ? avait demandé Belle. Tom s’était amusé de la voir prendre sa mission très au sérieux et s’imaginer en super agent du FBI, prêt à risquer sa vie pour enregistrer les conversations secrètes du grand banditisme.

— Non, pas de micro. Ils ne chercheront même pas à vous fouiller.

— Tom, vous m’avez répété cent fois que je ne risquais rien. J’ai besoin de me l’entendre dire une cent unième fois.

— Notre dispositif ne présente aucune faille : deux de mes hommes seront à une table voisine de celle que vous occuperez avec Costanza et Rea, et eux porteront un micro pour me commenter ce qui se passe. Ils ne vous perdront pas du regard et moi je serai dehors, en sous-marin dans notre van, prêt à intervenir, mais ça n’arrivera pas.

— J’aimerais vous y voir…

— Restez la plus naturelle possible, essayez de sourire sans montrer que vous êtes payée pour ça, participez à la conversation mais sans vous imposer, riez de leurs bons mots mais jamais de façon ostensible, laissez-vous dire des compliments mais sans entrer dans un jeu de séduction poussée, écoutez ce qui se passe sans vous montrer curieuse, parlez de vous sans rien dévoiler, et surtout, montrez-vous brillante mais pas plus intelligente qu’eux : ce sera sans doute la partie la plus difficile.

Le jour J, elle se réveilla tard et traîna en tee-shirt jusqu’à ce que Tom lui fasse livrer une robe du soir crédible. Face à son miroir, elle se demanda comment se maquillaient ces filles que l’on payait si cher pour profiter de leur compagnie. Triste paradoxe, le seul homme au monde à qui elle aurait voulu plaire était le seul homme au monde à la trouver trop belle pour lui. Dieu qu’il était tortueux, ce chemin pour parvenir jusqu’à François Largillière.