Il appela au moment même où elle passait cette robe noir et bleu d’une élégance à laquelle elle aurait pu prendre goût.
— On se voit ce soir ?
— J’ai un dîner.
— Un dîner ? Vous ? C’est quoi ce dîner ?
— Je vais jouer les escort girls pour le compte du FBI qui veut un rapport sur un grand patron de la Cosa Nostra.
— Non, sérieux, c’est quoi ?
— Rien, des copines de cours qui m’invitent chez elles.
— Quand se voit-on ?
— Je ne sais pas.
Elle raccrocha sèchement en pensant très fort : Je fais tout ça pour vous, Ducon.
Elle se rendit au Plaza en taxi et demanda au concierge de prévenir Jerry Costanza qu’elle l’attendait au bar.
— Qui dois-je annoncer ?
— Asia.
Tom avait proposé Nadia mais Belle, pour une affaire de sonorité, ne voulait pas rater cette occasion unique de passer la soirée dans la peau d’une pute de luxe qui s’appellerait Asia.
Ni Maggie ni Fred ne trouvaient curieux que l’autre s’intéresse à ce point à ses affaires ; elle avait toujours ignoré son écriture comme lui sa boutique, et quelques heures leur avaient suffi pour rattraper les années passées. En cette fin d’après-midi, dans le grand salon transformé en quartier général, Maggie avait étalé sur la table les documents qu’elle possédait sur la plus grande chaîne de pizzerias du monde, l’organigramme complet de la Finefood Inc., un trombinoscope de ses dirigeants, et quantité de coupures de presse. Certains chiffres procuraient à Fred une douce sensation de vertige.
— Aux US, ils ont livré 1 300 000 pizzas pendant la finale du dernier Superbowl.
Ce chiffre-là impressionnait moins Maggie que les 300 000 tonnes de fromage à pizza utilisées par an — toute représentation de la quantité en question lui parut monstrueuse. En parcourant une volée de notes, Fred poussa un râle d’indignation et lut à haute voix :
— Ils ont lancé l’été dernier une Calzone Fiorentina, avec de la ricotta, un peu de sauce napolitaine, des épinards, des œufs et de la crème fraîche, tout ça dans une croûte assaisonnée…
— Miam…
— Rien que pour avoir inventé une pareille ignominie, ils auraient eu Ernie sur le dos. Il n’aimait pas qu’on plaisante avec la bouffe ritale, et encore moins quand des WASP s’octroyaient notre pizza et notre pasta pour en faire des milliards.
Maggie avait perdu la partie face au géant et préférait accepter son échec sans plus se battre. Ce livre de Fred serait comme un message posthume de La Parmesane à ses fossoyeurs. Une manière de leur dire qu’elle aurait pu déchaîner les enfers contre eux mais qu’elle ne l’avait pas fait, de leur montrer ce à quoi ils avaient échappé. Elle pria tous les diables pour que Fred soit aussi fort à l’écrit qu’il l’avait été à l’époque où il avait saigné un État d’Amérique à lui tout seul.
— Pour s’attaquer à une cash machine comme celle-là, dit-il, il faut investir une somme de départ et embaucher le personnel requis. Il faut cibler trois postes stratégiques de la hiérarchie : ton Francis Bretet, le responsable du secteur Paris/Grande Couronne, et le P-DG Europe — on remontera jusqu’au big boss de Denver plus tard. Je veux savoir où ils vivent et identifier les membres de leur famille proche, je veux connaître leurs habitudes, leurs digicodes, leurs plannings et leurs emplacements de parking. En deux semaines, un privé pourrait même te dire où leurs femmes achètent leurs soutiens-gorge.
Pour cette partie-là, Maggie allait faire appel à Sami et Arnold, qui, échaudés par l’arrogance de ceux d’en face, ne demandaient pas mieux que de se rendre utiles et leurs scooters aussi.
En voyant Fred se mettre au travail, elle se retint de l’encourager : Ne te prive de rien, mon amour, fous-leur une trouille noire. Fais-le pour moi.
Sur la route, Warren appela son patron et prétexta une panne de voiture qui l’obligerait à rentrer tard dans la soirée. À Die, il n’eut aucun mal à retrouver le brocanteur dans son hangar poussiéreux et sans enseigne, où s’entassaient des ressorts de matelas au poids, des dessus de cheminée Belle Époque et des marmites en cuivre qui émerveillaient les Parisiens. En attendant qu’il se débarrasse d’un client qui chipotait sur le prix d’un présentoir à pipes, Warren s’approcha d’un coin bureau aménagé entre deux armoires en métal.
— J’arrive de chez Griolat à qui vous avez vendu une petite table en écaille rouge.
Il n’eut pas même besoin de montrer la photo du meuble.
— J’espère qu’il en a tiré un bon prix.
— Cette commode a été volée, et je sais à qui. Si vous me dites comment vous l’avez obtenue, je vous promets que vous ne serez pas inquiété.
— Inquiété ?
Le mot était mal choisi et Warren le regretta aussitôt. L’homme n’avait aucune intention de se laisser inquiéter par le premier fouille-merde qui lui demandait des comptes. Mais le jeune Wayne n’était animé d’aucune hostilité particulière et avait juste besoin de connaître les circonstances du vol, quitte à faire surgir une vérité bien pire que la perte d’un meuble dont tout le monde se passait. Que cet homme fût ou non un receleur n’avait aucune importance — comment Warren aurait-il pu remettre en question la logique d’un voyou ? Ces histoires-là lui avaient volé son enfance mais n’allaient sûrement pas encombrer sa nouvelle vie. Le monde était ce qu’il était, il ne le changerait pas, mais il n’était pas question non plus que le monde nuise à ceux qu’il aimait.
— Vous semblez en savoir plus que moi sur ce meuble, je vous écoute.
Warren reformula sa question avec plus de diplomatie mais n’obtint pas la réponse souhaitée. Pourtant, sa cause était juste, et régler le problème seul, sans faire de dégâts alentour, était la meilleure des solutions, même pour cet inconnu qui perdait son sang-froid.
— Foutez-moi le camp…
Le jeune Wayne se laissa gagner par la colère de n’être pas compris, la colère de celui qui ne veut surtout pas se mettre en colère. Il empoigna le type par le col et lui fit mettre un genou au sol, le traîna sur plusieurs mètres et lui plongea la tête dans le dernier tiroir d’une armoire métallique. L’homme hurla, tambourina, suffoqua sans pouvoir se dégager, Warren le fit taire d’un coup de pied dans le tiroir qui lui écrasa la gorge.
Le silence revenu, le jeune Wayne fut le premier surpris d’avoir dansé ce petit pas-de-deux avec tant d’aisance. Il entrouvrit à peine le tiroir, non pour laisser sa victime respirer mais pour pouvoir l’entendre.
— … Une petite vieille qui voulait débarrasser son garage… Dans l’inventaire, il y avait cette console… Elle n’avait aucune idée du prix et j’en ai profité… C’est pas joli mais on fait tous ça… Si vous voulez bien regarder, j’ai un papier signé de la vendeuse, dans un classeur, là, juste au-dessus…
Warren ne doutait pas de la présence de ce document — qui avait permis d’établir un faux certificat — mais de la version qu’on lui servait, si. Il se livrait pour la première fois à un délicat exercice : reconnaître un accent de vérité dans la voix d’un homme qui a la tête coincée dans un tiroir. La vraie difficulté consiste à déterminer le moment précis où l’individu cesse de s’accrocher à son baratin pour cracher tout ce que son tourmenteur veut entendre. Entre ces deux instants-là, la vérité finit toujours par apparaître.