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— Pardon…?

Jerry se félicitait d’avoir fait appel à cette agence qui lui avait envoyé ce qu’ils avaient de mieux en rayon, une superbe blonde aux cheveux longs, à la repartie piquante, et de surcroît une véritable homegirl, originaire de New York, qui parlait exactement la même langue que lui. Il se pencha discrètement vers elle pour capter son odeur où se mêlaient fragrance de luxe, grain de peau et soieries diverses.

Lors de ses rares voyages en Europe, ces quelques heures de présence féminine étaient autant de bouffées d’oxygène au milieu d’interminables apnées dans des univers d’hommes ; après trois jours d’une cruelle promiscuité avec ses gardes du corps, il avait envie de leur taper dessus à coups de chaise et de les condamner à un silence de trappiste.

Leur conversation fut interrompue par l’arrivée de Giacomo Rea, que Jerry appela Jack. Il ressemblait aux photos montrées par Tom Quint, un homme d’une quarantaine d’années au visage creusé par le vent de la campagne et tanné par le soleil du Sud. Une moustache droite, de fines lèvres qui dessinaient un sourire inversé, et des cernes qui rehaussaient la gravité de ses yeux sombres. Son costume sans âge, sa chemise blanche à petit col semblaient sortis d’une armoire pleine de lavande. Après ce long après-midi de négociations, il avait eu le temps de repasser à son hôtel et de faire quelques courses pour ses sœurs de Palerme. Son sbire attitré, les bras chargés de paquets aux logos des boutiques chics, s’installa à la table des gardes du corps de Jerry. Giacomo serra la main d’Asia en la regardant à peine et s’adressa directement à son hôte. Au premier coup d’œil, Belle comprit à quel point ces fameuses négociations s’étaient bien déroulées, et d’autres images lui revinrent en mémoire. Son père quittant un petit salon privé de chez Beccegato, la panse en avant et le cigare aux lèvres, en compagnie d’un homologue aussi réjoui que lui. Les deux hommes s’y étaient enfermés et n’en étaient sortis qu’après avoir trouvé un accord qui les satisfaisait tous les deux. Ce soir, Costanza et Rea avaient ce regard-là, et l’on pouvait être sûr, du côté du FBI, que les affaires entre Brooklyn et Palerme allaient refleurir, que des coffres allaient bientôt se remplir, que des comptes anonymes allaient se créer, que des milliers de jeunes gens allaient pouvoir s’en mettre plein le nez et les veines, que des investisseurs en col blanc allaient optimiser leurs stock-options, que des concurrents allaient creuser leur propre tombe à la pelle, et que des avocats tirés à quatre épingles allaient augmenter leurs pourcentages.

— Qu’est-ce que tu prendras, Jack ? demanda Jerry.

Si Belle savait déchiffrer sans peine des personnages comme Jerry Costanza, elle avait plus de mal avec un Rea, d’une italianité bien différente. Rares avaient été ses occasions de rencontrer des Siciliens d’origine, et le spécimen qu’elle avait sous les yeux semblait correspondre aux critères qui les définissaient : silencieux, sédentaires et peu galants avec les dames.

Lui aussi vous laissera en paix durant la soirée. Il semble apprécier la présence des femmes mais on ne sait absolument rien de sa vie privée, on ne lui connaît aucune liaison, et jamais il ne se connecte sur des sites pornographiques. Il rapporte à la pègre sicilienne plusieurs millions d’euros par an, alors on évite de lui poser des questions qui fâchent.

Dans sa camionnette, un café à la main et son casque sur les oreilles, Tom se demanda s’il allait exercer ce métier encore longtemps.

*

Vers vingt-deux heures, Maggie et Fred partageaient des sandwichs sans interrompre leur briefing de campagne qui allait se prolonger une bonne partie de la nuit.

— On va d’abord s’attaquer à ton Francis Bretet. L’idéal serait de le croiser hors de son restaurant, dans un bistrot par exemple.

— Il lui arrive de boire un demi au comptoir du Fontenoy, en fin d’après-midi.

— Je te décris la scène. Ernie s’installe à côté de lui et engage la conversation : Vous êtes bien le gérant de la chaîne de pizza ? Ils discutent gentiment jusqu’à ce qu’Ernie lui demande s’il a à se plaindre de la concurrence. Le type lui répond non, et Ernie dit que la patronne de La Parmesane, si. Là, Bretet pense à une blague, mais Ernie lui conseille de te laisser prospérer gentiment. Le ton monte : Vous essayez de m’intimider, là ?, et c’est là qu’Ernie sort, du fond sa poche, un œil, un œil tout frais, et le plonge dans le demi du type.

— … Un quoi ?

— Un œil de bœuf. Je peux t’assurer que dans un verre, ça fait son effet. L’expression du gars à cette seconde-là est un régal dont on ne peut se lasser. Cet œil va le poursuivre, il va le voir partout, dès que la nuit tombe, à chaque coin de rue, jusque dans son sommeil.

Maggie refusa de croire qu’elle avait vécu vingt-cinq ans avec un homme capable d’un geste si horrible.

— S’il passe te voir, tu fais l’étonnée, idem s’il se plaint aux flics, mais il ne le fera pas, il est déjà terrorisé, surtout si Ernie a appelé ses enfants par leurs prénoms. Entre-temps, on aura pris soin de placer un des nôtres dans sa pizzeria, ça embauche et ça débauche à tour de bras dans ces trucs-là, et on aura choisi un type doué en informatique pour avoir accès aux e-mails de la boîte, aux courriers et à la compta. Un homme à nous, de l’intérieur, est une grenade dégoupillée. C’est là qu’il faudra monter d’un cran dans la hiérarchie et impliquer le responsable Paris/Grande Couronne. Pour ça, on a besoin d’un relais médiatique. Tu te souviens du scandale de la chaîne Taco Wings, dans les années 90 ?

— C’est vague…

— Une bactérie dans la laitue iceberg, soixante-dix personnes intoxiquées dans quatre États différents, toutes avaient déjeuné dans un Taco Wings. C’était un coup d’Ernie.

— Ernie a empoisonné des gens ?!

— Tout de suite les grands mots ! Un peu de fièvre, beaucoup de vomi et quelques turistas. Résultat, Ernie a eu droit à un entretien avec le responsable commercial de Taco Wings au niveau national, qui lui donnait du Cher monsieur Fossataro à chaque coin de phrase.

— C’est immonde.

— C’est efficace, et on ne va pas s’arrêter là. Dans un autre point de vente, on ne pourra pas faire l’économie des rats, un classique, quatre ou cinq rats dans une cuisine et tu appelles le service d’hygiène en te faisant passer pour un employé maltraité : à 8h00 du matin deux types sont là pour l’ouverture, à 8h10 le magasin est fermé jusqu’à nouvel ordre. En matière de restauration, c’est une rumeur qui ne demande qu’à se propager, et avec les moyens modernes ça devient un jeu d’enfant. Si on met le feu à un troisième restaurant, au fin fond d’une banlieue, le responsable Paris/Grande Couronne va commencer à croire que, dans une vie antérieure, il a commis de sérieuses bêtises.

Rien de ce monstrueux plan ne serait appliqué dans la vie réelle et la toute symbolique vengeance de Maggie resterait pure fiction. Seule cette certitude lui permettait d’écouter ces horreurs.

— C’est à ce moment qu’il faudra encore monter d’un cran et chercher toutes les accointances possibles entre le P-DG Europe et les banquiers privés tombés pour blanchiment dans les quatre ou cinq dernières années ; s’il n’y en a pas, on se chargera de les inventer. Et là, on tombe dans ma spécialité. Parallèlement, je demande à mon neveu Ben de me faire un topo complet sur la façon dont leur empire s’est créé aux US et a prospéré à travers les époques. S’ils ont eu besoin, de quelque façon que ce soit, de passer un accord avec une famille de LCN, ne serait-ce que pour implanter un seul de leurs putains de restaurants, je le saurai, et je saurai m’en servir. Le stade suivant est sans doute celui que je préfère, dans la pratique c’était un régal, et ce sera aussi délicieux à écrire : choisir quelques personnages clés à la direction générale et les impliquer dans des scandales à base de pots-de-vin, de dope, et de sexe. Sur cinq, j’en faisais tomber un ou deux, c’est pour ça qu’Ernie aimait travailler avec moi. Il n’en faudra pas beaucoup plus pour que cette année ne soit déclarée, par le big boss de Denver, annus horribilis.