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Maggie se délectait déjà d’une image : un trust planétaire se plaignant aux autorités et la pointant du doigt : vous voyez cette petite dame, là, dans son restaurant d’aubergines, elle n’arrête pas de nous faire des misères !

*

À l’arrivée des deux cambrioleurs, le rapport de force semblait clair. Warren, trop jeune pour être de la police, se présentait avec la légitimité de celui qui a la loi pour lui, mais se présentait seul. Quand il leur montra la photo de la console volée, ils se tournèrent vers leur receleur, qui s’en lavait les mains.

Si tu frappes le premier, frappe fort entendit Warren, au loin.

Il fit surgir de son blouson le tuyau de plomb et le fracassa sur le crâne de celui qui demanda : T’es qui, toi ?

Son collègue, abasourdi par une réponse aussi furieuse, resta les bras ballants, incapable de secourir l’un ou de combattre l’autre. De fait, ce fut le seul coup donné de toute l’entrevue, et assez fort pour ne pas en appeler un second. Warren avait obéi à cette voix et fait gicler le premier sang, sans joie ni retenue, et son rythme cardiaque n’avait pas augmenté d’un seul battement. Il se tourna vers celui des deux qui restait encore debout :

— J’ai déjà vu des types recracher les os de leur nez par la bouche.

La phrase qu’il venait de prononcer lui fit penser à quelqu’un mais à qui ?

Les deux voyous avaient bel et bien volé cette table chez des bourges d’un quartier bourge de Montélimar, quelques mois plus tôt, rien d’autre à embarquer, même pas de liquide, que cette putain de console encombrante dans tous les sens du terme.

— Quelqu’un vous a rencardés.

— Comment tu sais ça, toi ?

Warren lui fit remarquer qu’il n’avait pas tout à fait la tête d’un gars capable de reconnaître un meuble Napoléon III quand il en croisait un.

— Je sais plus comment il s’appelait, ce petit branleur…

— Guillaume, grogna l’homme à terre. Faut que j’aille à l’hôpital…

— Guillaume comment ? demanda Warren.

— Guillaume j’en sais rien, c’était le fils de famille, le petit con avait besoin de pognon.

L’intuition de Warren avait été la bonne, un voisin ou un visiteur aurait pu connaître l’existence de la console mais seul un proche avait pu éloigner les Delarue au moment opportun. Il ne regrettait plus d’avoir manœuvré comme il l’avait fait ; s’il avait appelé les gendarmes, les parents de Lena auraient connu un drame plus terrible que ce vol : leur fils était un voyou, dont ils avaient été les premières victimes. Warren releva les numéros des cartes d’identité des deux types, prit leur téléphone et les incita à se faire oublier.

— Vous n’avez rien à craindre de la police. Vous avez à craindre de moi.

Il remonta dans sa voiture, quitta l’endroit le plus vite possible et roula jusqu’à la route des Goules qui longeait la montagne sur un à-pic de huit cents mètres. Il se gara contre une rambarde, sortit faire quelques pas au-dessus du vide et appela Lena pour lui dire qu’elle lui manquait plus que jamais.

*

Asia, Jerry et Giacomo terminaient leurs poissons grillés pendant que, à la table voisine, les trois hommes de main racontaient à mi-voix leurs faits d’armes devant des entrecôtes fondantes. Costanza s’apprêtait déjà à regagner sa chambre pour boire son infusion devant les nouvelles de CNN ; ne lui restait plus qu’à prendre congé sans que les autres ne se sentent obligés d’en faire autant. La compagnie d’Asia l’avait enchanté ; il s’était senti séducteur et viril quand elle l’avait gratifié de quelques œillades à la dérobée, et il avait oublié, deux heures durant, qu’il était le client, et que le client était roi. Il souhaitait à cette adorable créature de trente ans de moins que lui de trouver sa vraie voie, et de quitter ce job d’escort au bon moment, pour n’en garder que de bons souvenirs. Avant de se lever de table, il ne put s’empêcher de se pencher une dernière fois vers son cou pour sentir son parfum qui, au fil de la soirée, s’était mêlé d’une très délicate âcreté. Ce moment d’égarement fut si délicieux que Jerry le prolongea de quelques secondes, et sans doute une de trop.

C’était bien le premier geste choquant que Giacomo voyait faire à son nouveau partenaire américain. Avait-il glissé quelque chose à l’oreille de la fille ? Une messe basse ? Une invitation à le rejoindre dans sa chambre ? Combien de fois Giacomo avait-il vu ses associés, au moment des mignardises, s’octroyer les filles comme des prises de guerre et en disposer sur-le-champ ? Ces mœurs ne l’étonnaient plus, et il aurait pu les pratiquer lui-même s’il n’avait pas été le mystérieux Giacomo dont personne ne supposait l’infinie timidité devant les femmes. Lui, le dur à cuire, l’homme qui se nourrissait des vices de son prochain, n’avait pas encore séparé les affaires de cœur et les caprices du corps.

Mais ce soir, il n’avait pas envie d’être le timide Giacomo, comme il n’avait pas envie de voir cette fille étonnante, si différente, si mutine, suivre un Jerry Costanza qui se comportait tout à coup comme un vieux barbon. D’un geste lent mais ferme, il posa la main sur l’avant-bras d’Asia et commanda au serveur trois limoncellos dans des grands verres givrés.

— Un digestif, Jerry ? Ça fait les nuits plus paisibles que la camomille.

Surpris, Jerry précisa qu’il n’en prendrait pas. Giacomo répondit qu’il n’y était pas obligé. Jerry crut saisir un euphémisme qui en disait long sur son impatience à le voir quitter la table.

— Ils prennent des digestifs, dit l’agent Cole, le doigt sur son oreillette.

Tom fronça les sourcils et demanda des détails sur ce très léger changement de programme. Au lieu de regagner sa chambre, Jerry avait décidé en effet de rester un moment pour avoir confirmation de l’effronterie de Giacomo, qui faisait tournoyer son verre avec un air de défiance. Un homme avec lequel il avait conclu un pacte à la manière des anciens, persuadé qu’il était de ceux pour qui la parole donnée suffisait. Jerry s’était-il trompé sur son compte ? Avait-il à ce point vieilli qu’il n’était plus capable de jauger un homme au premier coup d’œil ? Giacomo croisa le regard de son second qui n’avait rien perdu de cette soudaine tension à la table des boss : Costanza a besoin d’une marque de respect.

Giacomo haussa les épaules. Il n’avait pas été irrespectueux, au contraire, il avait accepté les exigences de Jerry pour que l’accord pût se conclure. Que voulait-il de plus ? Qui était-il, après tout, pour qu’on lui embrasse la main comme s’il s’agissait d’un Don ?

— Je ne connais pas bien le Paris de la nuit, j’ai besoin d’un guide, dit Giacomo en direction d’Asia.

En clair : On plante là Costanza et on va boire un verre ailleurs.

— Tu veux déjà nous priver de ta présence, Jack ?

En clair : À cette table tu es mon invité, et je serais très contrarié si tu prenais congé avant moi.