Mister Dito n’attendait que ça. Seul un séisme dans sa vie avait une chance de déjouer un destin tout tracé : crever avant l’âge, une lavette à la main, derrière un comptoir. Et Laszlo avait longtemps espéré cette occasion unique de quitter sa vie d’esclave avant qu’il ne soit trop tard. Au téléphone, Ben avait prononcé les mots magiques, « nouveau départ », tout recommencer ailleurs, dans un autre pays, avec assez d’argent pour voir venir. Ça demandait un peu de préparation psychologique et physique : on ne pouvait pas prendre ce nouveau départ avec la peau sur les os.
Laszlo porta son choix sur une entrée de guacamole et crevettes, avec un hamburger salade à suivre.
— Une salade ? Ici, à l’époque, ils faisaient les meilleures frites du monde.
— J’ai du mal avec tout ce qui est frit.
— La friture, c’est ce qui a eu la peau de ma mère ! C’était sa passion, elle faisait tout frire. Même les sandwichs, elle les faisait dans des beignets. Toi qu’as 1,8 g de cholestérol et un estomac d’adolescent, tu ne peux pas ne pas goûter aux frites de chez Zeke’s. Fais-le en mémoire de ma mère.
— Mais puisque tu me dis que ce n’est plus le Zeke’s que tu as connu ?
— Si tu n’y mets pas un peu du tien, on n’a pas fini !
Laszlo poussa un soupir de résignation. Son nouveau départ n’irait pas sans quelques sacrifices.
— Ces dix kilos, on les prendrait bien plus vite à coups de pizzas et de bière, dit Ben.
— La bière, j’en trimballe toute la journée, ça me fait attraper des tours de rein, et puis c’est moi qui nettoie les chiottes après le passage de tous ces types bourrés, alors non, pas la bière. Et puis la pizza, c’est gras, sauf la pizza blanche qu’un Argentin fait en face du bar.
— Grasse, la pizza ? En fait, c’est ça le problème, t’aurais été italien, tu les aurais déjà pris ces dix kilos.
Laszlo s’attaqua à la coupelle de guacamole en y plongeant de grosses crevettes roses.
— Les crevettes, ça tient pas au corps, fit Ben. Et le guacamole, c’est bien de l’avocat, non ?
— Et alors ?
— C’est un légume. À la carte, il y avait une omelette sur toasts qui avait l’air délicieuse.
— Je peux manger tranquille ou tu vas me pomper l’air jusqu’à la fin du repas ?
Ben se tut et termina son sandwich au pastrami tout en imaginant le visage de Laszlo après un lent processus de transformation ; des lentilles de contact de couleur foncée pour lui donner le regard noir des Manzoni, des sourcils plus clairsemés, des cheveux très courts et coiffés en arrière avec un dessin en pointe au sommet du front, et des joues d’un homme de son âge, plus rondes et plus tombantes.
— Tu seras plus à ton avantage un peu remplumé. Je suis sûr que les femmes vont te trouver bien plus craquant.
Les femmes… Parmi les quelques arguments utilisés par Benedetto pour lui faire accepter son pacte diabolique, celui des filles était le plus perfide mais le plus efficace. La bête de somme n’avait plus eu de femme dans sa vie depuis qu’il avait franchi la porte de ce maudit bar. La seule population féminine qu’il fréquentait se résumait aux clientes qui lui lançaient, sept jours sur sept, des Remets-nous une tournée, Mister Dito ou T’as pas des allumettes, Mister Dito ou Y a un gros lourd de camionneur qui me casse les couilles, va chercher Bee-Bee avant que je lui pète la gueule moi-même. Ben avait appuyé sur le bon bouton en lui disant, le plus sérieusement du monde, qu’il pouvait plaire à nouveau.
— Et puis, en France, tu verras, c’est plein de Françaises.
Laszlo était connu pour son mutisme qui ajoutait à la grande tristesse de son regard, le regard d’un homme de cinquante ans, fatigué et maigre, un homme qui, avant de recommencer à vivre ou de rencontrer une compagne, avait besoin de retrouver sa dignité.
Une serveuse vint débarrasser et prendre la commande des desserts. Ben ne laissa pas à son invité le loisir de s’exprimer :
— Pour moi un café et, pour mon ami, une bonne part de tarte aux myrtilles avec une boule de glace à la vanille dessus.
8
Les mots lui étaient revenus et se bousculaient même pour se tailler une place dans la page. Tout ragaillardi d’avoir découvert une application pratique à sa science de l’extorsion, Fred avait retrouvé le même aplomb qu’à l’époque où il pillait le bien d’autrui. Tôt le matin, il faisait jaillir ses phrases en rafales et ne se privait pas de placer quelques détonations au détour d’une page. À lui de décrire désormais comment quelques hommes motivés faisaient vaciller un parangon de la libre entreprise. Fred démontrait avec un soin particulier que, derrière les institutions, les graphiques en hausse et les tours en verre, se cachaient des monarques qui avaient besoin qu’on leur rappelle leur condition de petits êtres de chair. Et qu’une seule nuit suffisait pour que leur beau rêve de prospérité s’effondre. Depuis qu’il s’était lancé dans cette gageure, il n’était plus le caïd mis au rancart qui ressasse ses anecdotes à peine dramatisées, mais le chef de clan qui n’avait rien perdu de sa violence et de sa ténacité. En imaginant les dialogues qu’il aurait eus avec ses hommes, en évoquant l’état dans lequel il laissait ses victimes, en développant son scénario de dévastation d’une structure tentaculaire, il repartait en mission et s’autorisait les métaphores les plus tordues, les digressions les plus arbitraires — c’était Gianni Manzoni qui écrivait ce roman-là, pas Laszlo Pryor. On trouvait un Bretet, rongé par la paranoïa, à l’affût derrière ses rideaux, criant à sa femme : Ils sont là, dehors, ils m’attendent, éteins la lumière ! Dans le chapitre suivant, Fred dépeignait les cauchemars du P-DG Europe à base d’animaux hideux et de verre pilé dans la mozzarella. Quelques pages plus loin, il multipliait les scènes de détournements de camions de fournisseurs, qui tous finissaient empilés dans un ravin — un grand moment de littérature. Il s’était aussi beaucoup amusé à imaginer un dialogue entre le responsable Paris/Grande Couronne et son équipe de maintenance informatique : Pourriez-vous m’expliquer clairement ce que vous entendez par « panne système généralisée » ? Au cours du récit, on voyait s’accumuler les mémos alarmants d’une équipe de polyvalents bien décidés à décortiquer la comptabilité. Et pour mettre un peu d’action entre deux scènes de bureaux, Fred s’était attardé, avec force détails, sur l’explosion d’un hangar plein de matériel et de matières premières — le soutien technique du neveu Ben avait créé un effet de réel saisissant. Par ailleurs, il avait tenu à suggérer, au fil des chapitres, une angoisse grandissante chez les salariés de la compagnie où circulaient des rumeurs d’OPA et de menaces de rachat, sans parler des taux qui chutaient et de la hantise de voir débouler « les Américains » au siège de Gennevilliers. De retour dans les restaurants, on assistait à un défilé incessant de nouveaux clients qui trouvaient tout immonde et qui le faisaient savoir : esclandres, vitrines éclatées à la barre à mine, alertes à la bombe. Quand parfois l’auteur s’épatait lui-même de quelque nuisance sophistiquée, il regrettait de ne pouvoir la mettre en pratique et passait à la suivante. En travaillant jour et nuit, les pages s’étaient accumulées ; Fred ne s’épargnait aucun effort pour parachever son œuvre, et en finir une bonne fois pour toutes avec ses Mémoires de mafieux.
Naguère, il s’était imaginé vieillir le stylo à la main, dans sa belle demeure provençale. Il s’était même vu mourir à un âge canonique et aurait pu décrire la scène : tard dans la nuit, penché sur sa machine, dans une attitude devenue si familière que ni la scoliose ni l’arthrose ne l’avaient rendue pénible, il aurait cherché le mot qui lui manquait. Pour ne l’avoir jamais utilisé, il l’aurait cherché longtemps, mais le mot existait bel et bien, caché depuis des lustres entre deux pages d’un dictionnaire en attendant qu’un écrivain daigne le choisir. Il aurait fini par le trouver, comme la petite touche de couleur qui donne un reflet de lumière à tout le paragraphe. Et puis, satisfait mais fatigué après cet effort, il aurait un instant posé la tête sur ses bras croisés et se serait assoupi pour toujours.