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Ce moment-là n’aurait jamais lieu. Fred ne pouvait désormais plus rien imaginer de ce que serait la suite et la fin de sa vie. À peine son troisième opus livré à son éditeur, il remiserait sa Brother 900 dans un grenier et Laszlo Pryor tirerait sa révérence. Car si Fred devait un jour reprendre la plume, ce serait en homme vraiment affranchi, qui n’éprouverait ni remords ni nostalgie, enfin libéré de son passé. S’il devait de nouveau décrire des paysages et créer des personnages, il le ferait comme un pionnier partant conquérir un territoire. Et là, pour peu qu’il échappe à la fois à la vengeance de LCN et aux sanctions du FBI, il essaierait de comprendre ce qu’était devenu le rêve de ses arrière-grands-parents qui s’étaient embarqués pour le Nouveau Monde, ce rêve qui avait tourné au cauchemar pour le reste de la planète. Si Fred devait à nouveau se confronter à la page blanche, ce serait pour écrire ce qu’il appelait désormais son grand roman américain. Et s’il devait ancrer son récit quelque part, ce serait forcément dans le port de Nantucket, là où jadis s’embarquaient les marins pour chasser la baleine. Là où le capitaine Achab pilonnait de sa jambe en os de cachalot le pont du Pequod, en attendant que tous les lecteurs soient à bord.

D’ici là, il allait devoir boucler l’ouvrage en cours et évoquer, page 241, la sculpture contemporaine en tubulures rouillées ornant la façade du siège européen de la Finefood Inc., à Gennevilliers. Il la décrirait avec ses faibles moyens lexicaux, comme il décrivait toutes choses, mais certaines l’inspiraient plus que d’autres.

*

Warren passa le week-end chez les Delarue, moins pour revoir sa Lena que pour s’entretenir avec son frère. Amaigri, fatigué, Guillaume tendit sa main gauche pour saluer Warren et montra sa droite, fracturée et maintenue dans un strap.

— Avoir une main handicapée le met dans une humeur de dogue, dit Lena.

Il se sentit obligé d’expliquer une énième fois les circonstances de son accident, mais Warren savait pertinemment qu’il mentait, et il attendit le moment opportun pour se retrouver seul avec lui.

— Ta fracture, c’est pas une chute à la con, c’est un coup de marteau sur le poignet.

Guillaume, au bord des larmes, finit par lui raconter comment il s’était fourvoyé en se lançant dans une combine à base de décodeurs pirates pour chaînes du satellite. Sa belle entreprise avait tourné court, et il s’était retrouvé devoir 6 000 € à un investisseur qu’il avait réussi à convaincre et qui avait plongé avec lui. Au lieu d’en parler à ses parents, il avait gravi une marche de plus et les avait volés. C’était, d’après lui, le seul moyen de s’en sortir.

Après partage du butin — la console et quelques bricoles — Guillaume n’avait récupéré que 2 500 €, une somme qu’il avait crue suffisante pour éponger sa dette, jusqu’à ce qu’on lui fasse comprendre d’un coup de marteau sur la main que personne ne lui ferait cadeau des 3 500 restants. Depuis, il en avait réuni 2 000 en empruntant ici et là et en vendant son scooter, mais il avait encore besoin d’un bon mois pour régler le solde — il allait travailler comme serveur, donner des cours de math, il paierait, c’était juste une question de temps.

Warren lui épargna le cours de morale et Guillaume se sentit moins seul. Désormais c’était leur problème. Il s’en remettait volontiers à un type de son âge, timide et sans manières, fou amoureux de sa sœur, qui n’avait pourtant pas le physique du redresseur de torts.

Warren allait le sortir de ce mauvais pas. Ce serait la connerie de jeunesse de Guillaume. La connerie de jeunesse de l’adolescent qui consomme bien plus vite qu’il ne produit, qui ne résiste pas au tout dernier gadget et se croit plus futé que ses camarades. Celle qu’il pense si loin de la délinquance mais qui lui donne un faux air de rebelle. Qu’il voit comme la seule alternative au job pénible et si mal payé. Une connerie à le faire vieillir de vingt ans en deux jours, si anxiogène qu’elle lui fait dire : Ma vie est foutue. Le sentiment de culpabilité s’estompera, bien sûr, et l’adolescent devenu adulte s’en souviendra avec une pointe d’indulgence envers lui-même. À la longue, le monsieur bien rangé y tiendra, à sa connerie de jeunesse. Elle sera la preuve qu’il a été jeune.

Contre toute attente, Warren lui proposa d’anticiper le rendez-vous avec son créancier et de le rencontrer séance tenante.

— … Maintenant ?

Demander un délai supplémentaire, et sans majoration de la somme due, se fit sans difficulté. Nullement impressionné par le créancier en question, Warren lui assura que la dette serait honorée au centime près, mais plus tard. Il employa le ton de celui à qui l’usage de la force ne pose aucun problème, mais qui préfère, de bonne foi, l’éviter. L’homme avec lequel il négociait s’imagina l’impasse où le mènerait une inflation de violence face à ce curieux petit gars qui vous parlait comme si ses troupes se tenaient là, toutes proches, en embuscade.

*

Belle avait tant redouté ce moment qu’elle avait fini par l’attendre. Maladroit comme il pouvait l’être, François Largillière avait parlé de « terrain neutre ». Il lui donna rendez-vous au Petit Parisien, rue du Val-de-Grâce, à dix heures du matin, l’heure où il consentait à lâcher parfois son clavier pour tâter du monde extérieur, croiser des gens dans la rue, prendre l’air, n’y trouver aucun plaisir et revenir sur ses pas. Ils s’embrassèrent lentement sur la joue, une seule fois, le terrible baiser des amants qui ne savent plus où ils en sont, on évite la bouche mais on n’en est pas encore aux bises claquées entre copains. Pour repousser l’échéance, ils s’étendirent sur la médiocre qualité du thé dans les cafés parisiens et sur la petite phrase assassine d’un ministre qui faisait la une. Jusqu’à ce que François se lance :

— … J’ai à vous parler.

À lui de s’illustrer dans une scène de genre : le rendez-vous de rupture. Pas de dernier verre, pas de dernière soirée, pas de dernière nuit, juste ce café matinal dans la lumière d’une douce journée de juin.

— Depuis quelques semaines, vous avez dû sentir que…

Comment ne pas le sentir, à force de discours sans fin sur son inaptitude à aimer, mais aussi sur l’inaptitude de tout individu à aimer qui que ce soit — lui c’était un cas, d’accord, mais les autres, les gens, n’étaient pas plus doués que lui, si le couple avait un avenir, ça se saurait, d’ailleurs l’amour en personne est mort, etc.

— J’ai bien réfléchi…

C’était le contraire de la réflexion qui avait abouti à ce rendez-vous, c’était un mouvement de repli, une peur de sortir de son cocon, de s’engager, de se reconnaître dans un petit être naissant, la peur d’avoir à mettre de côté toutes les autres peurs. Comment osait-il commencer des phrases par j’ai bien réfléchi, comme si Largillière était un garçon régi par le bon sens. Si les mots avaient pu le guérir des mots, de cette terrible logorrhée tout juste bonne à rationaliser son inaptitude au bonheur, Belle aurait répondu à de tels arguments. Mais la dialectique, au lieu de les sortir de l’ornière, ne faisait que les y enfoncer davantage. Belle n’en pouvait plus de ces justifications, de ces théories et de ces grandes envolées qui n’ajoutaient même plus au charme de cet idiot.