— Il faut que je pense aux actes notariés, dit-elle.
— Dans la boîte à gants, mon ange.
Il se gara sur le parking et se dirigea vers le coffre pour prendre le sac de Lena avant de l’accompagner au train. Étrangement immobile, elle ne quittait pas des yeux le contenu de la boîte à gants.
— … Lena ?
Warren allait devoir lui expliquer ce que faisait là une photo de la console Napoléon III, volée quelques mois plus tôt dans la maison de son enfance.
Entre autres images, il se revit coincer la tête d’un homme dans un tiroir et fracasser celle d’un autre avec un tuyau de plomb.
— Écoute, ça va être difficile à croire…
Cette fois, il lut dans le regard de Lena qu’il n’y parviendrait pas.
François Largillière quitta un instant son état d’hébétude pour se servir un long whisky, puis retourna s’allonger dans le canapé du salon en cherchant des yeux la fissure écaillée du plafond qu’il avait fixée des heures durant. Il était terrassé par un sentiment auquel il ne parvenait pas à donner de nom, un sentiment qui n’avait pas été répertorié dans la palette des sentiments humains, un sentiment que les poètes n’avaient pas encore chanté et que les psys n’avaient pas encore décortiqué. François venait d’inventer ce sentiment, une sorte d’angoisse exaltée par la soudaine évidence d’un amour. En voyant Belle quitter le bar-tabac, il avait fait la triste expérience du vide et de l’absence et regrettait maintenant toute sa rhétorique débile de la rupture. Il se détestait d’avoir été si bavard, puis tout à coup si muet à l’arrivée des deux types venus la chercher. Fallait-il être stupide pour ne pas s’imaginer qu’un autre homme puisse tomber amoureux d’elle au point de vouloir se l’approprier ? Une réalité presque statistique : parmi les quelques milliers de mâles qui s’étaient retournés un jour sur le passage de Belle, quelques-uns s’étaient sans doute imaginé la posséder comme un objet de valeur et, parmi eux, il y en avait eu un encore plus fou, plus puissant et plus retors que les autres pour y parvenir. Un trophée, elle avait employé le terme. S’il existait un seigneur assez dément pour s’octroyer les plus grands chefs-d’œuvre que portait la terre, comment imaginer meilleur trophée que Belle ?
Pour pouvoir appréhender la situation, François Largillière dut la traduire en des termes familiers qui tenaient à la fois du conte de fées et du jeu vidéo : un roi tyrannique, une princesse prisonnière, un château, des gardes. Dans cette configuration-là manquait un prince charmant, seul élément capable de résoudre l’équation, mais François était à peu près le contraire d’un prince charmant ; il ne quittait jamais sa tour d’ivoire, attendait que les princesses viennent à lui, avançait dans la rue avec une prudence de souris et réservait sa part d’héroïsme à ses logiciels. Une princesse aurait pu mourir de désespoir ou d’ennui avant qu’un François Largillière ne vînt la délivrer.
Comment avait-il pu côtoyer une femme si merveilleuse sans s’apercevoir qu’elle cachait une vérité inavouable ? Belle lui avait montré ce qu’était le vrai courage, et lui l’avait vue s’éloigner, incapable de réagir. À quoi lui servait désormais toute sa science des situations virtuelles ? L’héroïne, c’était elle, demoiselle en détresse qui avait su taire son drame à l’homme qu’elle aimait.
François cessa enfin de se lamenter et obéit à ce besoin irrépressible de délivrer sa Belle, de la prendre dans ses bras, de lui faire une kyrielle d’enfants, de ne plus la quitter des yeux. Au fond d’un débarras, il remit la main sur une lampe-torche qu’il n’utilisait jamais ; l’objet était massif, long, noir, et pouvait servir de matraque — c’était même un argument de vente, la publicité disait la lampe-torche la plus achetée aux États-Unis par les adeptes de l’autodéfense. Il en donna quelques coups sur des têtes imaginaires puis la fourra dans une besace en même temps que sa bouteille de whisky. Il descendit dans un parking à quelques rues de chez lui, ouvrit un box qui lui servait de remise et réussit à faire démarrer un scooter qu’il n’utilisait plus depuis des années. Il mit le cap plein ouest et s’arrêta devant une armurerie de la porte d’Orléans pour faire l’acquisition d’une bombe lacrymogène — un aérosol de défense disait l’étiquette qui s’employait à décomplexer cet achat. L’insécurité qui règne oblige les individus à s’équiper. L’aérosol de défense permet de neutraliser l’agresseur sans le blesser. L’apprentissage d’un maniement ou l’emploi de la force ne sont pas nécessaires. Simple à utiliser et de petite taille, il peut se glisser dans une poche ou dans un sac à main. L’agresseur atteint par un gaz paralysant est tout de suite hors d’état de nuire. Diffusé sur les yeux, il provoque une sensation de brûlure et rend impossible la coordination des gestes. Les armes de sixième catégorie sont en vente libre mais sont interdites de port (sauf autorisation, déclaration ou motif légitime). Manifestement, François avait trouvé le bon article.
Il affronta l’agressivité du trafic, emprunta le périphérique, traça sa route dans des contrées inconnues. Ne sachant plus très bien à quoi ressemblait désormais le reste du monde, il longea plusieurs villes de banlieue qu’il imaginait toutes pleines de danger. Mais il était désormais dans l’action et plus rien ne lui paraissait insurmontable en comparaison de la peur de perdre sa Belle. Après avoir passé Saint-Cloud et Versailles, il roula encore un bon quart d’heure puis entra dans le village de Louveciennes. Cette première étape surmontée, il s’arrêta sur une place, but une longue gorgée de scotch, puis demanda au premier venu si le nom de La Reitière lui disait quelque chose.
À moins de deux kilomètres de là, à l’orée de la forêt de La Freyrie, dans une splendide propriété entourée d’un jardin à la française, quatre individus jouaient au Monopoly dans une pièce circulaire aux murs recouverts de cuir de Cordoue. Belle Wayne, Tom Quint et les agents Alden et Cole tuaient le temps comme ils pouvaient.
— C’est quoi l’équivalent de la rue de la Paix, chez nous ?
— Je ne sais plus… Le Boardwalk ?
— J’achète ! dit Cole.
Seul Tom Quint avait du mal à cacher son impatience et regardait Belle d’un œil noir.
— Qu’est-ce qu’il fout, votre sauveteur ?
— Vous m’avez donné jusqu’à demain matin.
— J’ai un vol pour Zurich à 7h30 et je le prendrai, qu’il daigne apparaître ou pas.
Belle n’en était plus si sûre. Mais quelque chose lui disait que son histoire avec François Largillière n’allait pas s’arrêter là.
— De toute façon, ajouta Quint, demain une équipe de tournage s’installe ici pour deux semaines.
— Les propriétaires n’y habitent jamais ? demanda Cole. Faut être fou comme un Français pour posséder un palace pareil et vivre ailleurs.
— L’agence m’a dit qu’on y célébrait beaucoup de mariages japonais, et que des grosses boîtes y donnaient leur fête annuelle.
— Je me demande si je n’ai pas vu un film en costumes tourné ici.
— Je ne sais pas comment je vais expliquer une telle dépense au Bureau de Washington, dit Quint.
— Boss, en attendant payez-moi le loyer sur l’avenue Mozart.
François gara son scooter près d’un chemin vicinal où une pancarte indiquait « La Reitière » et fit le tour de la propriété à pied. Il termina sa bouteille de whisky d’un trait et franchit la grille d’entrée sans s’annoncer.
— Je crois que l’énergumène est arrivé, dit Arthur Cole en revenant de la cuisine une bière à la main.