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— Allez l’accueillir, dit Quint, et opposez-lui un peu de résistance.

François remonta l’allée de gravier, grimpa trois marches et s’arrêta devant l’entrée d’un péristyle où l’agent Cole vint l’accueillir.

Arthur, qui aurait pu l’estourbir d’un simple atémi dans le cou, dut se contenter de passer pour le cerbère maître de lui-même. Par habitude, il se méfiait des amateurs qui jouaient les durs, leurs gestes étaient désordonnés et leur intense nervosité les rendait incontrôlables. Après que François eut dit qu’il ne quitterait pas les lieux sans avoir vu une Mlle Wayne, Arthur aperçut, dépassant de son sac, un long manche en métal et une bombe lacrymogène. Il pria le ciel pour que cet imbécile choisisse la matraque.

Tom Quint s’installa dans un fauteuil, pressé d’en finir mais soucieux de bien jouer son rôle — après avoir été un père tout à fait respectable pour Warren, il tenait à être un prétendant crédible pour Belle. À la suite de quoi, Tom lui donnerait sa bénédiction en espérant qu’elle soit heureuse et qu’elle disparaisse de la circulation.

Belle se chercha un masque de gravité mais son cœur criait déjà victoire. François Largillière était sorti de son petit quartier et de son personnage de reclus ténébreux pour venir jusqu’à elle. En forçant cette porte il avait affronté ses propres démons, et allait enfin accepter l’idée qu’une femme se pose à ses côtés.

Au loin, elle entendit l’agent Alden pousser un râle exagéré après avoir reçu une bonne giclée d’aérosol de défense — Cole, plus chanceux, s’était écroulé à terre après un coup de matraque sur l’épaule droite. François entra dans la pièce, tout galvanisé à l’idée de s’être débarrassé de deux gardes du corps intimidants et peu commodes. En le voyant apparaître, Belle se précipita dans ses bras et l’appela mon amour. Leur étreinte dura juste assez pour que Quint comprenne que toute cette mise en scène n’avait pas été inutile. Pour une fois, un de ses pièges servait une bonne cause. Belle Manzoni, qu’il avait connue toute petite, qu’il avait vue franchir, dans la tourmente, les étapes d’une vie de jeune femme, venait de donner une des plus belles preuves d’amour à un homme en faisant de lui un héros.

Tom joua l’indigné avec conviction. Lui qui avait à son tableau de chasse des Anthony Parish, des Fat Winnie, et même des Gianni Manzoni, exécuteurs à la cruauté suprême, lui qui avait affronté mano a mano des tueurs psychopathes et neutralisé des mass murderers en pleine bouffée délirante, se retrouvait aujourd’hui face à un François Largillière qui affirmait ne pas vouloir porter la main sur un homme plus âgé. Mais qu’il le ferait s’il y était obligé.

Tom appela sa garde rapprochée qui ne vint pas à son secours — dans la cuisine, l’agent Cole tendait à Alden une compresse pour ses yeux. Malgré toute l’étrangeté de la situation, François laissa parler son cœur : Belle n’était pas de celles que l’on met en cage, même dorée : elle allait perdre toute sa lumière à force de rester dans l’ombre. C’est lui que j’aime, dit-elle, blottie dans les bras de son prince.

Tom se souvint alors d’une mission, quand il était une toute jeune recrue du Bureau et qu’il n’avait pas encore avoué à Karen, sa fiancée, qu’il était agent fédéral. À force de le voir quitter le lit à toute heure de la nuit et répondre à des coups de fils en douce, la malheureuse s’était mis dans l’idée qu’il la trompait. Un soir, elle l’avait même croisé en compagnie d’une prostituée qui travaillait pour le compte de Jimmy Bracciante. Fallait-il avoir confiance en lui pour le laisser commencer une phrase par : Je suis victime des apparences…

Belle donna l’impulsion du départ, et Tom, vaincu, une main sur le front en signe d’accablement, crut bon de conclure en disant qu’il ne la harcèlerait plus mais qu’elle reviendrait à lui de sa propre initiative. Il l’attendrait toujours.

Belle et François quittèrent la propriété sans plus d’obstacles. Elle grimpa en amazone sur le scooter qu’il démarra d’un coup de kick rageur.

*

Les yeux grands ouverts, Fred coupa l’alarme de son réveil avant qu’elle ne sonne. Il se tourna vers la fenêtre et devina la toute première lueur du jour, puis se pencha vers Maggie endormie et lui effleura le cou d’un baiser. Sans savoir s’il la reverrait un jour, Fred était bien certain que jamais il ne retrouverait une si belle intimité avec une femme. Par-delà les déchirements et les crises, un lien indéfectible les relierait à jamais où qu’ils soient sur la planète. Un lien unique, tissé dans une autre vie, sans cesse mis à l’épreuve par la violence qui s’engouffrait parfois dans la maison. Combien de fois la Livia d’alors avait vu son Gianni rentrer dans un état pitoyable, rossé par une bande rivale, blessé lors d’une bataille rangée, mis sur le carreau à la suite d’un règlement de comptes, rescapé d’un guet-apens. S’il n’avait reçu ni balle ni coup de couteau, il préférait éviter les urgences ou même le médecin marron qui soignait discrètement les membres de LCN. Il se faisait déposer chez lui où il se présentait à Livia en l’état, des plaies suintant de partout, cassé en deux, et s’en remettait à elle.

Au début, elle avait improvisé des gestes de premier secours et avait séché les plaies de son mari en même temps que ses propres larmes. Aux mille questions qu’elle lui posait, il se contentait de répondre : C’est rien. Tu devrais voir la gueule de l’autre type… Giovanni avalait des anti-inflammatoires avec une demi-bouteille de bourbon, puis se couchait une douzaine d’heures. Le lendemain, elle changeait ses pansements et le voyait repartir vers d’autres embrouilles, comme renforcé par les coups qu’il venait de prendre, encouragé à les rendre au centuple.

Au bout de quelques années, les larmes de Livia s’étaient taries, et ses gestes, plus précis, étaient devenus ceux d’une vraie petite infirmière qui savait à quel moment le blessé devait mordre sa ceinture, qui savait poser des points de suture sur un cuir chevelu et faire la différence entre un simple hématome et une hémorragie. À force de recoudre l’homme qu’elle aimait, elle avait le sentiment de faire de lui sa créature.

Plus tard, Giovanni était devenu un capo et n’était plus monté au feu lui-même. Il n’avait plus de leçons à prendre mais c’était désormais à lui d’en donner, en souvenir des années où il s’était durci le cuir sous les coups.

Fred caressa une dernière fois la chevelure de sa femme puis quitta la chambre en tâtonnant dans la pénombre. Souvent, il s’était couché au petit matin, pour de bonnes et de mauvaises raisons, mais jamais il ne s’était levé si tôt. Un café à la main, face à la fenêtre du salon, il admira une dernière fois la Provence dans l’aube naissante, et se promit que dans sa prochaine vie il donnerait le meilleur de lui-même avant midi. Il prit une douche dans la salle de bains du bas puis s’interrogea sur la manière dont il allait s’habiller pour le long périple qui l’attendait. Il hésita entre tous les tee-shirts dont il ne pouvait se passer mais fut bien forcé d’en choisir un seul, et enfila un pantalon en toile beige avec poches latérales. Dans le bureau, il saisit Peur bleue, son manuscrit de 355 pages imprimé la veille, et le glissa sous enveloppe. Puis il enclencha une feuille dans sa Brother 900 et frappa trois petits mots destinés aux siens :

Faites sans moi.

Il s’arrêta devant une photo de Maggie entourée de Belle et de Warren mais la laissa sur l’étagère en pensant au danger qu’elle représenterait en cas de fouille. Il remonta dans le salon, chercha où Malavita avait bien pu se cacher et la trouva endormie sur la dalle du cellier, comme si elle redoutait avant tout le monde la chaleur à venir. Elle ouvrit un œil étonné en voyant son maître changer l’eau de sa gamelle et lui caresser les flancs à une heure si matinale.