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— Et tous les endroits où il est bon de te montrer et où t’as pas envie d’aller ? Serrer la louche à tous ces entrepreneurs sur les chantiers, ou te pavaner dans les quartiers, au volant de ta Toyota, pour décourager les petits malins qui pensent que tu ne vas plus sur le terrain. Pour tout ça, l’autre naze peut se faire passer pour toi.

Il les avait écoutés sans les prendre au sérieux. Jamais Laszlo n’était sorti de son bar pour jouer les doublures. Mais Gianni avait profité de façon secrète et inavouable de cette ressemblance. À force d’entendre les élucubrations de ses sbires, et de voir ce pauvre type s’échiner vingt heures par jour dans ce bar, il avait fait de Laszlo son alter ego de cauchemar, son négatif, son moi inversé. Si tout roi avait droit à son fou, Giovanni Manzoni, qui régnait sur Newark, avait son triste clone, rappel vivant qu’il suffisait d’un rien pour retomber dans le caniveau. Avoir un double obscur lui avait rappelé la prudence et la sagesse, et l’avait mis en garde contre la trop grande soif de pouvoir. Quand il lui arrivait de laisser dix dollars de pourboire à Laszlo, c’était à lui-même qu’il faisait l’aumône. Quand il lui arrivait de serrer la main de Laszlo, c’était pour lui témoigner une marque de respect que personne d’autre ne lui accordait. Et bien des années plus tard, quand Fred avait voulu choisir un pseudonyme, il n’avait pas eu à réfléchir longtemps et avait imposé celui de Laszlo Pryor en hommage à son âme damnée, pour des raisons qu’il n’avait pas besoin de justifier devant Quint.

— Alors, Paris ? demanda-t-il à son invité, toujours hypnotisé par le vide qui scintillait autour d’eux.

— … Paris ?

Laszlo ne savait quoi ajouter, étourdi par l’intensité de ce moment, suspendu à deux cents mètres au-dessus de la plus belle ville du monde. Il avait travaillé trente longues années dans un coin sans âme de Newark, dans l’arrière-salle d’un bar crasseux rempli de types sans manières qui l’avaient pris comme tête de turc, de rares femmes qui ne le voyaient même pas, de rangées de tables recouvertes de nappes en vichy rouge, de fûts de bière à changer tous les jours, de caisses de bouteilles à stocker, de vomi à nettoyer, de bagarres à calmer et de railleries à subir. Voilà à quoi se réduisait son univers, parce qu’il n’y avait rien par-delà le bar de Bee-Bee. Et malgré les mauvais traitements et les humiliations, Laszlo craignait que son patron ou l’un de ses fils ne le jette dehors, sans adresse et sans ressources, pour le remplacer par un jeune.

Jusqu’au jour où Benedetto Manzoni lui avait mis un étrange marché en main. Impossible de savoir s’il s’agissait d’une machination perverse ou d’un conte de fées, mais Laszlo avait dit oui. Et depuis moins de trois heures il était à Paris, avec assez d’argent pour voir venir. Un jour ou l’autre, il irait visiter ses cousins de Hongrie, tout prêts à l’accueillir, mais il pouvait aussi mourir de bonheur, là, tout de suite, ça n’avait plus d’importance.

Il goûta au margaux et l’apprécia bien davantage que les liquides sucrés qu’il servait dans des verres pleins à ras bord.

— Si tu es sensible à un vin comme celui-là dès la première gorgée, dit Fred, c’est que tu vas vite t’acclimater à la France.

Durant le dîner, ils évoquèrent assez peu le bon vieux temps qui, pour Laszlo, ne l’avait jamais été. En revanche, il avait mille questions à poser sur les us et coutumes de ce pays dont il rêvait maintenant depuis des mois. Puis, un verre d’alcool blanc à la main, Laszlo sortit son passeport tout neuf et son billet de retour, prévu pour le lendemain. Fred regarda la photo d’identité, puis Laszlo, puis il chercha son propre reflet dans la vitre et vit, dans la nuit naissante, le fugitif le plus serein du monde.

— Je te le renvoie poste restante, tu le récupères dans dix jours au plus.

— Et toi ?

— J’en ai un qui m’attend là-bas.

Les deux hommes allaient disparaître, chacun sur son continent, et ne se reverraient jamais. Aucun des deux ne savait de quoi le lendemain serait fait et ils l’avaient voulu ainsi. Mais, avant de partir, Fred avait un cadeau pour Mister Dito.

— Au fait, Laszlo, ne sois pas surpris si tu tombes sur des bouquins signés de ton nom.

— …?

— Ben ne te l’a pas dit, mais tu es écrivain. Tu as même un titre à paraître d’ici quelques mois.

— …?

Fred dut s’y reprendre à plusieurs fois pour lui faire comprendre qu’il était l’auteur de trois ouvrages, très documentés, réputés féroces, et plutôt bien reçus par les lecteurs.

— Mon éditeur rêve de rencontrer Laszlo Pryor…

Écrivain ? À Paris ? Laszlo se demanda si tant d’années de servitude ne valaient pas la peine d’avoir été vécues si elles se terminaient par cet instant d’euphorie.

— T’as envie de quoi, tonton ?

— Un bar de nuit, mais choisis-le bien.

Un repaire à tous les vices. Je vais commencer par les trois premiers. Pour les autres, j’ai tout le temps.

Après un transit à J.F.K., j’atterris à l’aéroport Austin Straubel de Green Bay, Wisconsin. Ben m’y attend. Le soulagement dans son regard quand je passe le portique. Sur l’autoroute à huit voies qui nous ramène en ville, je me sens enfin chez moi. Avant d’entrer dans le bar, je reste adossé à la voiture, la tête me tourne. J’ai envie de dire aux passants que je suis revenu. Avant d’aller picoler, je prends une bonne bouffée d’air américain.

— Comment je m’appelle, Ben ?

Il me tend un passeport tout patiné mais qui sent encore la colle.

— Christian Malone ? Je dirai Chris si une fille me demande mon petit nom.

Une identité que je vais essayer de garder le plus longtemps possible. Et qui sait, peut-être qu’un jour, au milieu de nulle part, on butera sur une pierre tombale : “Ici repose en paix Christian Malone”.

— Et la planque ?

Un lieu où me poser pendant quelques mois pour retrouver le rythme du pays. Disparaître, encore et encore. Après douze ans de Witsec, je suis devenu un expert. Le stade suprême c’est quand on arrive à ne ressembler à rien, comme tous ceux qu’on croise dans la rue sans jamais les remarquer. À tel point que les gens ne se rendent compte que vous avez existé que quand vous êtes parti. Alors même si j’ai envie de voir si les immeubles ont poussé pendant mon absence, je vais marcher dans la rue en regardant mes pompes encore un bon bout de temps.

— Je sais pas ce que tu vas foutre dans un port de pêche au lieu d’aller t’en payer une bonne tranche à Vegas.

Il y a des choses que même un neveu ne peut pas comprendre. Ça n’est pas à Las Vegas qu’on commence son grand roman américain, mais à l’opposé. L’opposé, c’est Nantucket.

— En trois heures j’en avais fait le tour, de ton île à la con. J’ai fini par te dégoter une pension complète tout confort, la dame est un peu bavarde mais elle cuisine le mérou comme personne.

La question est de savoir si les feds vont déclencher une opération Manzoni. Est-ce que le Bureau tient encore à moi ? Me mettre en taule, c’est me condamner à mort ; en moins de deux heures on me retrouve sur le bat-flanc avec un fragment de miroir planté dans la jugulaire. Me remettre la main dessus pour que je continue à balancer ? Pourquoi pas. Une chose est sûre : l’option “foutre la paix à Manzoni” n’est pas prévue.