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Je pose une coupure de cent sur le comptoir pour que le barman remplisse nos verres de Jack sans avoir à les commander. Pourquoi a-t-il meilleur goût ici qu’en France ?

— Combien il reste de cash, Ben ?

— Après les 25000 que j’ai filés à Laszlo, et les 5000 que je me suis gardés pour les frais, il te reste 20000.

Je ne l’avais jamais oublié, ce petit bas de laine. À l’époque de mon procès, un des rares types qui s’était félicité de me voir disparaître dans le programme Witsec était ce vieil escroc d’Alvy Metcalf, le plus gros bookmaker de l’Illinois, pour qui j’avais truqué des paris hippiques (intimider les propriétaires, faire chanter les entraîneurs, graisser la patte des jockeys, la routine). Entre-temps le FBI m’était tombé dessus et Alvy n’avait jamais pu me régler les 50000 unités qui me revenaient. Alors j’ai mis Ben sur le coup quand il a fallu payer Mister Dito. Alvy n’a pas été difficile à localiser, il avait ouvert un gigantesque magasin de bricolage dans la grande banlieue de Chicago. 50000 c’était rien pour lui, et Ben n’a pas eu besoin de le menacer, il a juste dit sur le ton de la rigolade que tout le matériel dont il avait besoin pour faire sauter son magasin de bricolage, il le trouverait dans le magasin lui-même, y avait tout ce qu’il fallait. Alvy lui a sorti la somme sans faire d’histoires, il était même content de ne pas payer dix ans d’arriérés.

Avec ces 20000, je vais tenir un sacré bout de temps, à Nantucket.

Toutes les affaires réglées, je peux prendre des nouvelles de mon cher neveu. Plus il vieillit, plus il ressemble à un Manzoni.

— Dis-moi, Ben, tu m’as trouvé une nièce ou pas ?

Un vieux code entre nous : “Si un jour tu demandes une femme en mariage, n’oublie jamais que tu m’imposes une nièce du même coup, alors veille à ce qu’elle soit à la hauteur.” Mais il a toujours été discret sur ces questions-là.

— J’ai rencontré quelqu’un, Zio.

— C’est du sérieux ?

— Je ne sais pas encore, c’est spécial…

— Quoi, spécial ? Qu’est-ce qui peut être spécial ? Elle est mariée ?

— Non, mais c’est compliqué…

— Quoi, compliqué ? Qu’est-ce qui est compliqué ? Je sens que je vais m’énerver. T’es un homme, c’est une femme, vous êtes libres, c’est quoi la complication ?

— Elle me voit comme un type bien. Je veux dire, quelqu’un dont on peut se faire un ami.

— Un quoi ?

— Un ami…

— C’est quoi cette connerie ?

— On a passé plusieurs nuits chez elle. La première fois elle m’a dit : “Tu es un des rares hommes avec qui l’on peut partager le même lit sans que ça se transforme en un banal truc de cul.” Après ça, qu’est-ce que je pouvais faire ?

— La prendre en levrette, imbécile.

— J’avais tellement peur de faire un geste et de lire de la déception dans son regard… C’est à la deuxième nuit qu’elle m’a convaincu. J’ai eu un doute, je me suis dit que peut-être l’amitié homme femme ça existait vraiment et que j’allais sans doute faire une belle connerie en posant ma main sur sa cuisse. Quand je la vois dormir, toute pelotonnée, tout abandonnée, je peux plus rien tenter.

Douze ans que je n’ai pas mis les pieds dans mon pays… De loin, j’ai assisté à la crise que traversent les États-Unis. L’empire a tremblé sur ses fondations, on le remet en question partout dans le monde, on brandit sur tous les continents des pancartes anti-américaines, on brûle la bannière étoilée. J’ai essayé de comprendre pourquoi sans rien trouver de convaincant. Jusqu’à ce soir, à travers cette lamentable conversation avec mon neveu. Si un homme chez qui coule le sang chaud des Manzoni, plutôt bien fait de sa personne et à coup sûr bon mari et bon père, si un homme comme lui en arrive à se faire avoir par des conneries pareilles, il n’y a plus à chercher pourquoi l’Amérique va si mal.

— Zio, je vais te poser la question à laquelle personne n’a jamais répondu : les hommes et les femmes, c’est pareil ou c’est pas pareil ?

Il a raison, personne n’a donné d’explication à ce grand mystère de la création, pas même les esprits les plus brillants, pas même Melville. Et ce n’est ni Gianni Manzoni, ni Fred Wayne, ni l’écrivain Laszlo Pryor, ni même ce tout nouveau Christian Malone, à Green Bay Wisconsin, qui va apporter une réponse.

— Quand j’étais un crétin d’adolescent, je me disais : les hommes et les femmes, c’est vraiment pas pareil. Nous, les mecs, on pense qu’à fourrer notre queue partout. Cette fille-là est d’accord, celle-là il va falloir la travailler un peu, etc. Et elles, à chaque fois qu’elles rencontrent un type, elles se demandent si c’est le bon. On veut de la chatte, elles veulent de la romance. Voilà ce que je pensais.

En disant toutes ces conneries je sens monter le meilleur moment du Jack Daniel’s, quand il vous pose sur coussins d’air et qu’il enclenche le pilote automatique.

— Et puis tu deviens un adulte, et tu te dis : les hommes et les femmes, c’est exactement pareil. On cherche les mêmes choses. Un job qui nous donne envie de nous lever le matin et une maison qui nous donne envie de rentrer le soir. Et puis rencontrer quelqu’un, à qui on pense quand il n’est pas là, et qu’on a envie de toucher dès qu’il est là. Enfin tout quoi, on est pareils.

Qu’on soit à Green Bay, à Paris, ou même dans le trou du cul de la civilisation, il arrive toujours un moment, avec le Jack, où l’endroit dans lequel on se trouve n’a plus aucune importance.

— Et alors, il suffit de laisser passer encore quelques années pour comprendre que les hommes et les femmes, ça n’a rien à voir. Elles, elles ont un ventre et tout tourne autour de ça. T’as beau dire ce que tu veux, elles veulent donner la vie, malgré toi s’il le faut. Et toi tu te dis : et si j’avais une autre vie à vivre que celle d’un putain de père de famille ?

Ça me va bien de dire un truc pareil. J’ai pensé à Maggie et aux gosses.

— Pas longtemps après tu te rends compte que les hommes et les femmes, c’est pareil. Tout le monde veut tout et son contraire. On a tous la trouille d’avoir raté quelque chose, et on se dit que c’est trop con de crever d’avoir fait les mauvais choix.

J’ai de plus en plus de mal à agripper mon verre de gnôle qui rapetisse en même temps qu’une bonne âme le remplit.