— C’est à cette époque de la vie que les hommes et les femmes pourraient se contenter du chemin parcouru. Se retrouver, en paix. Au lieu de ça, elle, elle pense : il va me quitter pour une plus jeune. Et lui, il pense : j’aimerais bien aller voir ailleurs de temps en temps et rentrer à la maison tout de suite après. Et c’est reparti pour un tour.
— Dis tonton, si un jour je rencontre la femme de ma vie, à quoi je le saurai ?
— Crois-en mon expérience : choisis-toi une femme avec laquelle tu es complémentaire sur le poulet.
— …?
— Si tu aimes le blanc, vis avec une femme qui aime la cuisse, ou inversement. Si vous aimez tous les deux le blanc, ça collera jamais.
— Il est temps que je te ramène, Zio.
En prenant la route de Nantucket, je vais veiller à ce que Christian Malone ne se mette pas dans les embrouilles. Après tout, je ne le connais pas encore, ce gars-là, il peut me surprendre.
— Jouer les beatniks à ton âge, Zio…
J’ai un billet d’avion via Boston, un passeport qui me donne l’air d’un vétéran du Vietnam qui veut qu’on lui foute la paix, et même un paquet de pognon tout frais (pourquoi cette envie d’avoir des billets plein les poches dès qu’on arrive dans ce pays ?).
— Ton vol est à 8h50, on peut se mettre en route, histoire de ne pas courir.
Dans la voiture, il me donne des nouvelles des anciens de la confrérie, ceux qui sont morts, ceux qui sont au trou, ceux qui en sont sortis, ceux qui ont tenté une reconversion.
— Je ne vais pas t’étonner si je te dis que Little Paulie est mort d’une cirrhose. Amadeo Sampiero a fini comme lieutenant d’Ettore Junior qui le traite comme une petite pute. Romana Marini a continué dans le zircon, sa petite affaire marche toujours aussi bien. Les frères Pastrone sont toujours fourrés ensemble, ils en sont chacun à leur troisième divorce et ils se demandent pourquoi. Lucca Cuozzo, il est à Ryker’s pour vingt ans. Joe Franchini s’est fait rectifier par les hommes d’Auggie Campania, Joey D’Amato a eu sa libération anticipée. Art Lefty est toujours hitman au service du clan Gilli, et Curtis Brown a…
— Joey D’Amato a eu sa libération anticipée ?
— Comme je te le dis. On se demande où ils recrutent leurs psychologues, ces cons-là.
À en croire les spécialistes de l’administration pénitentiaire, la plupart des wiseguys sont “en proie à de sévères dysfonctionnements psychologiques et nerveux” qui nous rendent capables du pire. Pour chacun d’entre nous, ils ont des diagnostics longs comme le bras. Alors pourquoi ces types sont-ils assez dingues eux-mêmes pour ne pas s’apercevoir que D’Amato est fou comme un lapin, et le relâcher dans la nature ? “Prisonnier modèle”, bien sûr qu’il était un prisonnier modèle, pourquoi en douter, il devait s’occuper de la bibliothèque et régler les problèmes dans les blocs et même balayer par terre, tout ça pour sortir le plus vite possible et recommencer. D’Amato nous faisait peur à tous, même à moi, et plus personne ne voulait être en affaire avec lui.
— C’est pas la première fois que la justice américaine relâche un dingue, dit Ben. Qu’est-ce que t’en as à foutre ?
D’Amato a toujours juré que, dès qu’il sortirait de taule, il se vengerait de celui qui l’avait fait tomber : l’agent Thomas Quintiliani. On l’a tous dit à un moment ou à un autre de notre carrière, mais à l’entendre dans la bouche de Joey d’Amato, Tom peut prendre date pour des représailles.
— Qu’est-ce qui te tracasse, Zio ?
Je ne m’explique pas cette contrariété, ça ressemble à une sorte d’inquiétude, et plus j’essaie de m’ôter Quint de la tête et plus il s’impose, et pas triomphant, pas au mieux de sa forme, au contraire. Hormis pour sa famille, pour qui s’inquiète-t-on ?
Sinon… un ami.
Quint ? Ce salaud de Quint ? Un ami ? Comment pourrais-je être l’ami d’un type capable d’extraire x décimales de Pi, de désarmer une escouade de malfrats à mains nues, et de nager le quatre cents mètres quatre nages en moins de six minutes ? Non, Quint est bel et bien un ennemi, impossible de confondre, la cause de tout mon malheur, alors autant m’inquiéter pour ma chienne Malavita, m’inquiéter pour des inconnus dans la rue, m’inquiéter pour la santé des plus grands dictateurs de la planète, mais surtout pas pour Tomaso Quintiliani, Rital qui se croit du bon côté de la barrière parce qu’il a une carte avec l’aigle impérial américain imprimé dessus !
À l’aéroport, j’appelle d’une cabine téléphonique le Bureau fédéral de Washington en me faisant passer pour un informateur qui a des tuyaux de première à communiquer à Tom — cette partition, je la connais bien, je demande même du blé et montre que je connais bien la maison. On me répond que le capitaine Quintiliani est bien aux États-Unis mais injoignable pour le moment.
— Ils peuvent tracer l’appel, Zio.
— T’inquiète.
Je suis un des rares à avoir le numéro direct de Tom, et tant pis s’il me localise, tant pis s’il sait que je suis de retour au pays. Je laisse un message et dis que je rappelle dans dix minutes. Juste le temps de me demander à quoi l’on reconnaît un ami. Il doit bien y avoir des critères.
— C’est quoi pour toi un ami, Ben ?
— T’as de ces questions…
Il faut dire que je ne suis pas non plus un spécialiste. Tout gosse, je me suis entouré d’une bande de voyous et, à l’âge adulte, d’une équipe. J’ai eu des clients, j’ai conclu des pactes avec des partenaires, j’ai eu toute une ribambelle d’associés mais, au milieu de tous ces gens-là, je serais bien en peine de donner à un seul le statut d’ami.
— Tu veux un journal pour le voyage ?
Il faut que je me souvienne d’un VRAI ami, juste un, juste pour comparer.
Jimmy Lombardo ?
Nés à un jet de pierre l’un de l’autre. Compagnons de la première heure. Tant de bons moments, mais aussi tant de mauvais qu’on a surmontés ensemble. C’est peut-être ça qui définit une amitié : on peut boire des verres avec des types pendant trente ans, le cul sur des banquettes de bar, et se marrer avec eux et conclure des alliances, ça ne veut rien dire, ça n’est pas de l’amitié et ça ne résiste pas au premier pépin. Je n’y connais pas grand-chose mais je suis sûr qu’une vraie amitié a connu l’épreuve du feu. Avec Jimmy, on s’est associés pour nos premiers gros coups et jamais on ne s’est balancés l’un l’autre. Je me suis relevé la nuit pour l’aider à enterrer des macchabées, j’ai même fait des faux témoignages au risque de plonger avec lui. Après un affrontement avec une bande rivale, on a passé 180 jours dans la même cellule en laissant un bakchich au directeur et aux gardiens (avec qui peut-on passer 180 jours et nuits sans se taper dessus, sinon un ami ?). Jimmy m’a rendu tant de services, et il a été le seul présent à ma première sortie de taule. Il a même été témoin à mon mariage. Si un seul homme au monde peut se vanter d’avoir eu un ami, c’est bien moi.