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Mais quand Jimmy est devenu un capo, le pouvoir lui est monté à la tête, et plus d’une fois il a passé les bornes. Combien de fois je l’ai mis en garde ?

— Arrête d’énerver Don Polsinelli, il est de la vieille école, il est persuadé que c’est toi qui as fait buter Roddy Trigger.

— Mais J’AI fait buter Roddy Trigger !

Tous les affranchis du coin m’appelaient : “Tu veux pas calmer ton copain Jimmy ?” Être l’ami de Jimmy était devenu intenable, et même suspect, et quand enfin on m’a appelé à deux heures du matin pour m’annoncer qu’on venait de retrouver mon copain d’enfance avec un fil de fer autour de la gorge, j’ai poussé un soupir de soulagement et je me suis rendormi comme un bébé.

— Tu vas rater ton vol, Zio.

Tom ne rappelle pas, lui qui doit être sur les dents depuis ma fuite, lui qui doit avoir envie de m’atomiser pour ce que j’ai fait.

— Zio ?

— Je vais changer mon billet.

— Tu vas où ?

— À Tallahassee.

— Où ça ?

— C’est la capitale de la Floride mais tout le monde pense que c’est Miami.

*

Durant toutes ces années de protection rapprochée, Quint et moi, quand on n’était pas dans l’affrontement, ou dans le silence du mépris, les soirs de grande nostalgie, on se mettait à parler du pays comme les deux déracinés qu’on était. Il décrivait sa baraque comme celles qu’on voit sur les cartes de vœux, et surtout il s’attardait sur le jardin potager, avec les laitues de Karen, les pommes de terre de Karen, et les poivrons de Karen. Ah çà, il fallait l’entendre parler des poivrons de sa femme. D’ailleurs il s’émerveillait de tout quand il parlait de sa femme. Après tout, c’est normal quand on ne la voit jamais, à la longue elle devient une perfection d’épouse, c’est même ce qui risque de m’arriver en vivant à dix mille kilomètres de Maggie.

Tallahassee est une de ces villes universitaires où toute l’activité est concentrée autour du campus. Pas de centre, pas de quartiers, rien qu’une gigantesque université, une ville dans la ville, et le reste, c’est des rues pavillonnaires où vivent les profs et les fonctionnaires, dans des petites maisons, avec une grande cave et pas de premier étage parce que la chaleur monte en été, mais une véranda immense qui devient vite la pièce principale. Elle est là, sa maison blanche, entre l’église presbytérienne et le cimetière, dans une rue bordée d’immenses chênes et de pins qui se touchent en leur sommet et forment comme une voûte au-dessus du bitume (pour les décrire, Quint adore prononcer le mot “canopée”, j’ai dû ouvrir un dictionnaire mais la définition était incompréhensible, et pas la moindre photo). C’est donc là qu’il va un jour prendre sa retraite, voir les longs étés succéder aux courts hivers, c’est sûrement un bon endroit où soigner ses rhumatismes et guetter les surprises du jardin. Mais je me demande, en longeant ces foutues canopées, si Quint est vraiment fait pour ça. Qu’on soit gendarme ou voleur, quand on a connu l’action comme on l’a connue, on n’est pas fait pour écouter l’herbe pousser et les insectes baiser. Et ce malgré les promesses faites à nos familles. J’en suis la preuve vivante.

Je me suis annoncé à grands coups de sonnette et de “Hey Tom”, mais il a fallu un temps fou avant que la porte s’ouvre, qu’il passe la tête dans l’entrebâillement, et dise avec la voix d’un mort-vivant :

— Ah c’est vous, Fred.

Sans rien ajouter, sans me proposer d’entrer, il a fait demi-tour en laissant la porte ouverte. Je le trouve dans le salon, assis dans un fauteuil, pas rasé, le regard mort et la bouteille de rye à la main.

Et dire que j’ai cassé mon Witsec, que j’ai quitté la France sans qu’il puisse rien faire, et lui a juste dit “Ah c’est vous, Fred”. Je pensais déclencher sa rage ou son admiration, et rien du tout ! Lui seul est capable de me vexer comme ça.

C’est moi qui suis obligé de le secouer, le grand soldat Quint, le capitaine, la machine de guerre qui ressemble aujourd’hui à une carpette. “Reprenez-vous, Tom”, je dis, c’est stupide comme phrase mais ça me rappelle tellement celle qu’il m’a dite des années plus tôt : “Fred, mettez-y du vôtre si vous voulez continuer à voir grandir vos enfants.” Ensuite je n’ai qu’à prononcer le nom de D’Amato et il craque, là devant moi. Le reste tient en peu de mots : la première chose que le taré a faite en sortant du trou c’est de débouler dans le potager des Quintiliani et de jeter madame dans un coffre de voiture pour l’emmener Dieu sait où. Et le pauvre Tom qui se demande comment D’Amato a trouvé son adresse personnelle.

— Ce dingue a commencé à se renseigner dès son premier jour de placard, Tom. Il a dépensé tout ce qu’il fallait pour mettre la main sur le bon informateur, y compris un gars du Bureau qui n’allait pas refuser un paquet de dollars en coupures usagées contre l’adresse d’un collègue, même le célébrissime Quint. Je ne voudrais pas vous faire encore plus de peine, mais il y en a sûrement plus d’un qui vous déteste dans vos propres rangs.

Tel que je connais Quint, s’il surmonte cette épreuve, il aura la peau de tous ceux qui ont permis à Joey de remonter jusqu’à lui. Pour l’heure, on a une autre urgence. Quint ne connaît D’Amato qu’à travers ses filatures ou derrière des barreaux, habillé dans une combinaison orange. Moi, je le connais pour avoir bu des coups avec lui, pour l’avoir vu rosser des types avec une rage de psychopathe, pour l’avoir entendu nous proposer des affaires aux montages compliqués, avec des victimes collatérales parfaitement inutiles, mais on sentait son réel plaisir à en allonger le plus possible. Nous, c’était tout ce qu’on voulait éviter, beaucoup de cash tout de suite avec le moins d’intermédiaires possible, au pire assommer des gardiens, mais pas les carnages que nous proposait Joey. Et puis, ce que je ne dis pas à Tom pour pas le voir définitivement à terre, c’est que Joey l’a peut-être déjà jetée dans un canal, sa Karen, même s’il doit finir sur la chaise pour ça. Joey c’est le type qui peut casser la gueule à un présentateur de la météo parce qu’il pleut, alors on peut imaginer ce qu’il a envie de faire subir à un capitaine du FBI qui l’a mis à l’ombre.

Le métier de Quint, c’est de réagir à des situations comme celles-là, mais c’est toujours pareil, on est maître de soi quand il s’agit des autres, mais quand c’est votre famille qui est touchée on fait moins le malin. Il n’a même pas appelé à la rescousse ses copains du Bureau, et il a bien fait s’il veut garder une chance de revoir sa femme en vie. S’il avait prévenu Washington, sa petite place au soleil serait devenue un quartier général prêt à déployer une logistique de guerre. Je le sais bien, moi, ce dont Tom a besoin, c’est d’un allié sans foi ni loi, connecté à LCN pour l’avoir fréquenté de l’intérieur, capable d’anticiper sur les mouvements de D’Amato, et libre de suite. Mais où trouver un type aussi providentiel ?