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Tout ça m’éloigne de mon œuvre. C’est même un peu le contraire de l’idée que je me fais de la littérature, ce détour par Tallahassee et les petits malheurs de Quint. Ai-je le droit de retarder ne serait-ce que de vingt-quatre heures mon grand roman américain pour prêter main-forte à ce gars-là ? Je suis censé décrire les grands espaces, et raconter aux jeunes générations ce vieux rêve qui a attiré tant d’immigrants, dont mes grands-parents. Et voilà que je me retrouve dans un quartier résidentiel de Floride avec un agent du FBI qui tente de se calmer au whisky canadien. Je pourrais le planter là et filer droit vers Nantucket sur les traces de Melville. Seulement voilà, j’ai là une occasion unique de me venger.

Quint m’a cent fois volé ma place de père, il a pris toutes les décisions que j’étais censé prendre, moi, en temps que chef de famille. Il a rassuré ma femme sur son sort et il a accompagné mes enfants vers leur vie d’adulte. Un beau jour, il a vraiment joué mon rôle, entouré des miens. À ce type-là, j’ai envie de dire : “Je vais te rendre ta femme, Ducon. Je vais me venger de toutes ces humiliations en te rendant redevable à vie.” Comment rater une occasion pareille ? “C’est le solde de tout compte, tu vas le retrouver grâce à moi ton petit bonheur de futur retraité, parce que moi aussi, je vais faire en sorte que ta femme et toi vous restiez en vie. Tu vas avoir besoin de MA protection, Tom. Tu vas voir, après ça, comme on se sent plein de gratitude et comme on déteste le type à qui on le doit.”

Ce sadique de D’Amato a dit qu’il rappellerait ce soir. C’est ce que j’aurais fait aussi, rien demander, pas de rançon, juste laisser supposer les pires horreurs. Mais nous, on ne va pas attendre que l’autre dingue daigne se manifester. Faut réagir dans l’heure et si possible le coincer avant la fin de la nuit. On peut être sûrs que Joey n’a pas parcouru des kilomètres avec Karen dans son coffre et qu’il a une planque dans le coin. Il a opéré seul, parce que personne ne serait assez fou pour le suivre dans une vengeance personnelle contre un agent fédéral. Mais là où il a besoin d’un coup de main, c’est pour s’aménager une porte de sortie quelle que soit l’issue de ce kidnapping, et seul un gars comme Rick Bondek de Miami peut la lui dénicher.

— Qui ? demande Tom comme s’il se réveillait d’un coup.

Évidemment que ça ne lui dit rien, Rick Bondek est inconnu des services de police, c’est même pour ça qu’il est surtout connu des services de LCN, un type pas connecté du tout, non traçable, jamais fiché. Un petit passeur de cocaïne qui travaille pour son propre compte en plus de son job au service des immatriculations fluviales de Miami. À l’époque, avec sa femme, il avait mis au point une combine qu’il gardait pour lui. Jamais plus de deux kilos à la fois. Mais il lui était impossible de revendre sur place et il s’était donc associé avec Joey qui écoulait par ses réseaux à New York. Joey D’Amato me l’avait présenté une fois pour passer un des nôtres en Colombie et lui trouver sur place de nouveaux contacts. Ça nous avait coûté un max, mais ça avait marché.

— C’était une des cartouches que je vous réservais pour l’année prochaine, Tom, il faisait partie des petits veinards que j’allais vous livrer sur un plateau.

Le temps d’appeler le Bureau, Tom est redevenu le capitaine Quintiliani. Il a demandé une vérification de routine et en moins que rien ils ont localisé Rick et Martha Bondek sur South Beach, avec la liste de leurs trente derniers coups de fil reçus. L’un d’eux venait d’un petit motel situé sur la route de Woodville, à vingt miles de Tallahassee.

— Guidez-moi, je préfère prendre le volant, j’ai dit à Tom.

En quittant Tallahassee, on a traversé une banlieue plus modeste, avec moins de 4×4 et de japonaises mais des vieilles Oldsmobile et des vieilles Ford des années 70 retapées, et un peu plus loin, après un cimetière à pickup rouges, tous du même modèle, on a traversé un campement avec des familles qui cherchaient un peu d’ombre par 34 °C. Et puis, tout à coup, la civilisation a quitté le paysage et je n’ai vu qu’une longue longue bande de bitume qui brillait au soleil, bordée de chaque côté par un fossé bourbeux.

Au bout de deux ou trois miles, j’ai poussé un cri en croisant une forme oblongue et sombre, immobile la gueule ouverte, avec des rangées de dents qui sortent de partout.

— Quint ! Nom de Dieu ! J’ai vu un crocodile !

Mais Quint ne s’aperçoit de rien, il s’en fout, aussi immobile que les bestiaux. Pendant tout le trajet, il reste muet, mais ça n’est déjà plus le même silence.

— Je vous jure que c’est vrai, Tom !

Il y en a plein d’autres qui dorment au bord de la route, à deux mètres de mes roues, et la plupart ont une carapace brunâtre qui se confond avec le marronnasse du marigot.

— Ce ne sont pas des crocodiles mais des alligators.

En général, un gars qui dit ça veut à tout prix vous expliquer la différence, mais pas Quint. Avant, je me serais bien fichu de la connaître, mais depuis que j’ai lu Moby Dick

— C’est quoi, la différence ?

— Les crocodiles ont la mâchoire supérieure mobile, chez les alligators c’est la mâchoire inférieure. Plutôt comme nous, donc.

Exactement le genre de détail dont Melville aurait tiré trois pages, ce rapprochement entre l’homme et l’alligator. Et dix décennies plus tard, des universitaires dans des amphis remplis d’étudiants s’émerveilleraient du chapitre et en rajouteraient même. Pour sortir Tom de sa réflexion morbide, j’essaie de le lancer là-dessus mais il s’en fiche bien.

— Entre le cagnard qui tape et les alligators, on a intérêt à avoir une roue de secours par chez vous, j’ai dit, sans que ça suscite de commentaire.

Après quelques miles de silence plombé et d’alligators pétrifiés, je vois se profiler une forêt, et je me dis que c’est ça, la route de Woodville. Tom me demande de tourner en direction d’une bretelle d’autoroute qui file vers le golfe du Mexique, avec, juste avant l’embranchement, le Sunstar Motel. Avant de descendre, je lui fais remarquer qu’il a son arme de service mais moi pas.

— En bon mafieux que vous êtes, vous avez bien un instrument contondant sur vous.

— Vous rigolez ? Dans l’avion, on m’a même pris ma lime à ongles.

— De toute façon, si vous vous retrouvez nez à nez avec D’Amato, il va sentir le coup fourré s’il vous voit armé.