— C’est plutôt si je me présente devant lui sans arme qu’il va sentir le coup fourré.
Le taulier est là, derrière son desk, et Tom lui brandit sa carte du Bureau sous le nez. Au grand soulagement de tous, et surtout de Tom, il me répond “chambre 31” quand je lui donne le signalement de Joey.
Je demande au patron où est son “home gun”, l’arme de la maison, parce que dans ces coins-là, que ce soit en Floride ou ailleurs, chaque foyer, même le plus paisible, a son arme maison, comme un moulin à café, une bible ou une boîte en métal pour les cookies. Parfois même le home gun est caché dans la boîte en métal pour les cookies.
— J’en ai pas.
— Pas de home gun ?
— Non…
— Vous tenez un motel et vous n’avez pas d’arme ? Vous vous fichez de nous ?
Mais non, c’est bien vrai, on est devant le seul commerçant des États-Unis ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre qui n’a rien pour se défendre ! Ce gars-là va nous porter la poisse !
— Vous avez au moins un Saturday night special ?
Je me souviens de la fois où j’ai essayé d’expliquer à un voisin, en Normandie, ce qu’était le Saturday night special, le gars a cru que je plaisantais. L’idée que les Américains gardent traditionnellement chez eux une pétoire à trois sous qu’on sort le samedi soir pour faire la fête lui paraissait difficile à croire. Et moi, ce qui me paraît difficile à croire c’est que cet imbécile de tenancier de motel n’a rien chez lui qui puisse faire éclater une tête ou tout au moins lancer un appel à la bonne volonté. Il a fini par dire :
— J’ai bien une batte de base-ball mais je ne peux pas vous la donner, elle a été dédicacée par Babe Ruth en 1926.
— Vous proposez quoi, Fred ? me demande Tom.
On n’a plus le choix, maintenant, faut y aller, et c’est moi qui dirige la manœuvre. La manœuvre, pour le coup, est la plus simple qu’on puisse imaginer. Si dans ma vie j’ai toujours cherché l’effet de surprise, je pense que, de toute l’histoire des effets de surprise, celui-là restera un classique.
— Vous allez procéder comment ?
— Je vais frapper à la porte, et je vais me présenter.
— …?
Et c’est ce que je fais : je toque à la porte de la 31 et j’entends le son de la télé qu’on baisse.
— C’est quoi ? a grogné Joey.
— C’est moi. Gianni Manzoni.
S’il y avait un seul nom au monde qu’il ne s’attendait pas à entendre, c’était bien le mien. J’ai été le repenti le plus célèbre des États-Unis, on a mis ma tête à prix à 20 000 000 $, j’ai été le cauchemar de LCN, et puis j’ai disparu pendant dix ans, et voilà qu’à cette seconde précise j’étais derrière cette porte, dans le trou du cul de la Floride, dans un motel sans piscine à deux heures de l’après-midi par une chaleur à faire cuire des œufs sur les ailes de voiture. La porte s’est à peine entrouverte et, de l’autre côté, j’ai vu le blanc de ses yeux dans la pénombre. Depuis que je suis revenu chez moi, j’ai ce don de faire blanchir les visages.
— Nom de Dieu de nom de Dieu…
Il a coincé son arme dans sa ceinture et a avancé d’un pas dans le couloir comme pour me flairer, en ne cessant de répéter “Nom de Dieu de nom de Dieu…”.
— Moi aussi ça me fait plaisir de te voir, Joey.
— … Manzoni ? T’es pas mort…?
— T’as que ça à me dire ?
— … Qu’est-ce que tu fous au pays ?
— Et toi, qu’est-ce que tu fous en Floride ?
— Et qu’est-ce que tu fous dans ce motel ?
Avant que j’aie eu le temps de répondre, une détonation m’a déchiré l’oreille gauche et j’ai vu le corps de Joey se plaquer contre le mur avec une béance dans le ventre.
Je n’ai même pas le temps de féliciter Quint pour son tir, il se précipite dans les toilettes où Karen est enrubannée de scotch dans l’état de catalepsie où l’autre trou du cul l’a laissée. Mais vivante.
Tom a retrouvé son autorité de capitaine et voilà qu’il se remet à me donner des ordres. Peut-être qu’il réserve sa gratitude pour plus tard. (Ce salaud-là va-t-il réviser mon dossier pour qu’on me foute la paix et qu’on me laisse écrire mon grand roman américain…?!) Le fait est que le boulot n’est pas terminé. Pas question d’appeler la police ni le Bureau pour venir faire le ménage, c’est à Tom de se démerder pour que ça s’arrête là. C’est son problème, mais ça n’est pas le seul…
— D’Amato respire encore, j’ai dit.
Avec le peu d’angle qu’il avait, Tom l’a touché à l’abdomen, là où ça peut prendre des heures avant le dernier soupir. Vu le sang que perd Joey, on n’aurait qu’à rester là, à boire un café en bavardant gentiment, et il se viderait complètement dans la baignoire. Mais le temps presse, et de toute façon, il faut qu’on se débarrasse du corps. Tom, qui n’a jamais pratiqué cette discipline, me demande comment on va faire. Lui, il ne va rien faire du tout, il nettoie avant de partir, il raccompagne sa femme à la maison et il s’occupe d’elle, et moi je garde la voiture, j’en termine avec cette affaire, et je commence mon grand roman américain.
Sauf que je ne suis pas dans le New Jersey, sur mon territoire, là où je connais les bons coins où enterrer les macchabées. Pourtant, j’ai ma petite idée, on peut même dire que je l’ai eue sur le chemin aller, en voyant ces carapaces immobiles sur le bord de la route. Le plus simple, pour faire disparaître Joey, c’est d’aller nourrir ces bestiaux-là. C’est propre, et on ne risque pas que ces gars de la police scientifique vous retrouvent le corps quinze ans plus tard et parviennent à l’identifier à partir d’une rognure d’ongle ou d’une étiquette de tee-shirt. Et puis, c’est logique de leur laisser Joey en pâture, lui qui raffolait des pompes et des ceintures en croco, c’est un juste retour des choses.
La vision de Joey bouffé n’est pas pour lui déplaire, mais Tom joue les indignés, juste pour la forme. Il dit aussi que c’est risqué d’abandonner Joey sur le bord d’une route, ça peut prendre des jours avant qu’une famille d’alligators en vienne à bout. Il m’indique le chemin de Wakulla Springs, à trente miles de là, une réserve pour la faune et la flore qu’on visite à l’année. À la pointe sud du lac, il y a une sorte d’enclave marécageuse où personne ne va jamais parce que c’est pas navigable, que rien n’y pousse d’intéressant, qu’à part les alligators aucun animal ne s’y aventure, que les marécages puent, et que c’est donc l’endroit idéal pour me débarrasser de Joey.