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Lequel pousse un râle terrible quand je le balance dans le coffre. Il me reste trois heures avant la nuit.

En sortant de la forêt de Woodville, Route 363, je retrouve cette nature de buissons et de branches mortes, et toujours ces fossés pleins de mâchoires noires et fermées qui ne demandent qu’à s’ouvrir. Au milieu de rien je croise l’enseigne du Seafood Wilma Mae, un restaurant de poissons, et j’hésite à m’arrêter pour me tremper la tête dans un seau de glaçons, boire une bière et engloutir des crevettes frites, et pourquoi pas, faire un brin de causette avec les natifs à la peau tannée, avec leur drôle d’accent nasillard et leur débit verbal en boucle. Mais je file droit vers l’ouest en me réservant tout ça pour plus tard, quand je me serais débarrassé de l’autre cinglé qui donne de temps en temps un coup sous le capot comme un battement de cœur isolé.

Trente minutes plus tard, le no man’s land jaune et poussiéreux commence à reverdir au loin, et je vois enfin la pancarte du “State Park” de Wakulla Springs où des touristes s’arrêtent pour prendre une navette et faire la visite, l’appareil photo en bataille, dans l’espoir de surprendre un oiseau bizarre ou un poisson mulet qui saute en l’air.

Le lac Wakulla, bien clair et frais aux abords du parc naturel, s’épaissit peu à peu en descendant vers le sud, pour se transformer en bayou. Je longe la réserve et, guidé par l’odeur et les moustiques, je finis par apercevoir l’endroit que Quint m’a décrit, où soi-disant ça grouille d’alligators qui attendent que la nourriture leur tombe du ciel. Je laisse la voiture sur une avancée de terre encore ferme et je les cherche du regard, ces bestiaux préhistoriques censés vivre là par familles entières.

Mais est-ce un effet d’optique qui rend leur camouflage encore plus efficace, ils sont invisibles. Impossible de savoir s’il y en a cent, ou ne serait-ce qu’un seul, fondu dans le décor. Quand je pense que, hier encore, je me vantais de savoir disparaître… Je dois prendre mon courage à deux mains et avancer là-dedans au risque d’y laisser une jambe. Parce que ces bestioles me font penser à certains exécuteurs de LCN que j’ai rencontrés dans ma carrière. Des taiseux, complètement impassibles, capables de rester assis dans un fauteuil pendant des heures, le regard fixe. Quand on s’aperçoit qu’ils ont bougé, il y a un mort au sol. Des alligators de LCN, j’en ai croisé quelques-uns. Mais là, dans cette merde que j’ai jusqu’aux genoux, rien. C’est bien la première fois qu’un tuyau de Quint est foireux. Il m’avait assuré que j’en verrais par dizaines et qu’il leur faudrait cinq minutes pour se partager Joey. Eh bien non ! À croire qu’il fait trop chaud et que eux-mêmes ont trouvé un coin plus frais. Il y a des oiseaux suspendus à des branches, des milliers d’insectes voraces, des serpents d’eau, mais pas un seul de ces putains d’alligators. Je continue d’avancer dans la fange, bouffé par les moustiques, avec la peur au ventre, et je me dis que c’est mon Vietnam à moi, cette virée, et que dorénavant je pourrai me considérer comme un vrai vétéran.

Non, franchement, c’est pas cette nature-là que j’ai envie de décrire dans mon grand roman américain.

Et toujours pas de mâchoires prêtes à engloutir un wiseguy. Un moment j’ai la tentation de jeter Joey dans ce cloaque, mais vu que c’est plus de la boue que de l’eau, son corps resterait en surface, peut-être des jours entiers, exposé au regard d’un garde forestier, et je ne peux pas prendre ce risque.

Furieux, je regagne la voiture. Impossible de l’enterrer, de le jeter sur le bord de la route ou dans ce marais infect. Il continue à se manifester, cet enfoiré, j’ai même l’impression qu’il reprend des forces.

J’ai un petit coup de fatigue mais je me ressaisis vite. J’ai connu des situations bien pires. Ne pas trouver d’alligators par 34° à l’ombre avec un mourant dans son coffre n’est pas ce que j’ai vécu de plus compliqué. Loin s’en faut.

Sur la route, à force de tourner sans trop savoir, j’avise un panneau qui indique la direction du golfe du Mexique, à quarante miles.

L’océan. Si proche, et je ne l’avais pas senti.

*

Après ces terres arides où il est impossible de faire disparaître un corps, c’est juste d’eau fraîche que j’ai besoin. L’océan, mon ami. Pas le même que le mien mais il ne doit pas y avoir de grande différence. Au bord d’un océan, je sais faire.

— Tu vois, Joey, tu vas retourner là d’où l’on vient tous, de la mer. Souviens-toi qu’il y a bien longtemps tu n’étais qu’une amibe. Après des millions d’années d’évolution, tu vas boucler la boucle.

La lumière prend des reflets dorés à mesure que le soleil décline doucement. Je n’ai pas croisé de voiture depuis un bout de temps et je me guide à un phare qui se profile au loin. Comme si je n’étais plus seul.

En fait, je le suis bel et bien. Je stationne au pied du phare sans croiser âme qui vive, je klaxonne comme une corne de brume. Le reste de l’humanité doit se planquer dans des bars à siroter des cocktails bien frais avec l’air conditionné poussé à fond. Pour m’en assurer, je crie des choses si choquantes qu’elles feraient sortir de son trou n’importe qui.

J’engage la voiture sur un sentier de sable et l’arrête quand la lumière crue de l’océan me saute aux yeux. Je descends pour le rejoindre, et j’entends craquer sous mes pas des myriades de petits crabes rouges qui cherchent, comme moi, leur chemin vers l’eau.

Pas même un baigneur égaré, ou un pêcheur sur une barque, personne, je suis tout seul face à l’onde argentée à perte de vue. Le jour commence doucement à décliner et quelque chose prend fin là. Melville a raison quand il raconte comment l’homme a toujours été attiré par l’eau. Je m’assieds sur le sable, le cœur à nouveau tranquille, après toute cette frénésie et toute cette violence. La touffeur du jour s’estompe pour laisser place à une brise marine qui vient me caresser le visage. Je ferme les yeux pour mieux sentir mon corps se vider de ses dernières tensions, mais l’irrésistible spectacle de la mer me les ouvre à nouveau.

Comme si tant de beauté ne suffisait pas, j’aperçois un reflet d’acier au milieu des flots doux et bleus, une forme effilée qui dessine des huit dans l’eau avec une belle symétrie. Je ne quitte plus des yeux ce triangle de lumière qui danse de façon régulière, et bien plus rapide que toute vie alentour. Mon cœur se met à battre quand je vois l’aileron s’élancer dans les airs et entraîner avec lui l’animal entier. Il a sauté comme un dauphin qui joue mais ce n’est pas un dauphin et il ne joue pas.

J’ai devant moi la plus dangereuse créature jamais engendrée par la nature. L’être le plus meurtrier et le plus fascinant des sept mers. À moins de cent pas, j’ai sous les yeux, un grand requin blanc.

J’avais sans doute besoin de pleurer depuis longtemps mais c’est là que c’est venu. Jamais je n’avais vu, et d’aussi près, tant de sauvagerie et de majesté mêlées. Les alligators que j’ai croisés plus tôt n’étaient que des killers à sang-froid, mais là, j’ai le “capo di tutti capi”. Comment ne pas avoir de respect pour une créature capable de susciter une telle terreur. Je te jure, Herman, si tu l’avais eu sous les yeux, celui-là, Moby Dick n’aurait jamais été un cachalot. Égaré par la faim dans le golfe du Mexique, et si près du bord, il perd son temps à courir après des proies indignes de lui.