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— … Impopulaire ? Si ces gens-là vous connaissaient en tant que Giovanni Manzoni, escroc et assassin, je ne donne pas cher de votre popularité. Vous n’êtes pas écrivain, Fred, vous n’êtes rien d’autre qu’une ordure qui a su sauver sa peau, ne l’oubliez jamais.

Depuis longtemps déjà, Fred et Tom avaient épuisé leurs formules dans des joutes verbales de pure forme. Le jeu auquel ils se livraient demandait une haute précision et un renouvellement constant.

— Mais si quelque chose m’échappe totalement, poursuivit Tom, c’est ce que vous iriez faire dans un débat, quel qu’il soit ! Rien ne vous ressemble moins.

Il avait raison. Débat ? Échange d’idées ? Effectivement, rien ne lui ressemblait, ni l’échange ni les idées. Giovanni Manzoni prônait l’art de l’éloquence à coups de barre à mine, et les joies de la dialectique se traduisaient en général par une recherche d’arguments sophistiqués allant du chalumeau à la perceuse. Fred se serait fait un plaisir d’envoyer bouler Alain Lemercier si celui-ci n’avait évoqué « l’histoire d’un écrivain que tout le monde prend pour un raté ». À quoi bon en rajouter ? Qui était mieux placé que Fred à des kilomètres à la ronde ? Il ne suffisait pas seulement d’écrire pour se sentir écrivain, encore fallait-il avoir des problèmes d’écrivain. Et il les connaissait désormais, toutes ces angoisses de l’homme qui se raconte, seul dans sa tanière, incompris, à la recherche d’une vérité pas toujours bonne à dire.

— Je vais d’abord revoir le film en vidéo, Tom, je vais préparer plein de trucs intéressants à dire. Et vous m’accompagnerez à cette projection, je vous ferai passer pour un ami. En échange, je vous promets de faire un portrait de vous d’une honnêteté absolue dans mes Mémoires.

Quintiliani, pris de court par un argument si sournois, éclata de rire.

* * *

Maggie n’assisterait ni à la projection ni au débat. Après un long après-midi voué aux tâches administratives du Secours populaire (recouvrement des dons, mise à jour des comptes, répartition du planning), elle s’était portée volontaire pour aider au bon déroulement d’un souper de quatre-vingts personnes dans le réfectoire d’un lycée technique d’Évreux. Derrière un comptoir de tables en formica, elle remplissait les assiettes des affamés en se demandant quelle quantité de purée de pois cassés elle aurait à servir avant d’effacer sa dette envers l’humanité. Elle se sentait l’âme d’une infirmière de la Croix-Rouge sur le champ de bataille et se donnait à la fois au service et en cuisine, au chargement et au déchargement des camionnettes, à l’accueil et à la vaisselle, un véritable effort d’athlète en quête de performance. Selon elle, le dévouement se travaillait comme une discipline sportive, échauffement, exercice, accélération, il suffisait d’un entraînement régulier pour devenir une championne. Quand le réfectoire fut désert, elle dut se rendre à l’évidence : le don de soi procurait un certain plaisir. Armée d’une éponge, elle s’attaqua aux cantines vides avec l’ardeur du sacrifice. Il était temps de se friper les mains, de se les écorcher, de les entailler, de les meurtrir. On connaissait des précédents célèbres.

* * *

Dans la pénombre de la gigantesque salle des fêtes, les spectateurs attendaient le speech de présentation d’Alain Lemercier. Ces cinquante-là, irréductibles, présents quoi qu’il arrive, formaient, pour le coup, un vrai club. En aucun cas ils n’auraient raté ce rituel, ce recueillement partagé qu’on ne trouvait plus ailleurs, cette émotion que seul le grand écran suscitait. Ils appréciaient tout autant le retour au réel et les prises de bec qui suivaient le film. Le simple fait de quitter leur salon douillet et leur télé pour aller voir un film en salle s’apparentait, à leurs yeux, à un acte de résistance.

Thomas Quintiliani et Frederick Blake, assis côte à côte au fond de la salle, cachaient mal, l’un sa nervosité, l’autre son excitation. L’homme du FBI redoutait de voir son repenti soumis au feu des questions, même les plus anodines. En même temps, il vivait l’insertion de Fred au sein de la communauté comme une garantie de bonne fin envers ses supérieurs. Par un effet pervers, cette respectabilité faussement acquise par ce prétendu écrivain prouvait à sa manière que lui, Tom Quint, avait réussi à faire d’un ex-truand un notable, a fortiori dans un pays comme la France : un miracle. De son côté, Fred avait revu le film en vidéo plusieurs fois afin d’anticiper sur le débat et se sentait prêt à débiter le petit argumentaire qu’il avait mis au point, à fournir des réponses toutes faites aux questions qu’on ne manquerait pas de lui poser. Il avait même décidé de commencer sa prestation avec une citation glanée par Warren sur Internet : « Les femmes des écrivains ne comprendront jamais que quand ils regardent par la fenêtre, ils sont en train de travailler. » Pour lui, se résumait là toute l’incompréhension des siens à l’égard de son travail, leur insidieuse façon de nier son statut d’auteur. Ce soir, devant son premier public « officiel », il allait pouvoir se venger de ceux qui doutaient du bien-fondé de son écriture. Tom Quintiliani, son plus grand ennemi au monde, en serait le seul témoin.

Lemercier, disparu dans la salle de projection, tardait à lancer le film ; on s’impatientait dans les rangs.

— Chez nous, on aurait déjà tué le projectionniste, chuchota Fred.

Tom, malgré une longue habitude de l’attente, lui donna raison. Lemercier réapparut, les bras ouverts en signe d’accablement, et monta sur scène pour faire une annonce.

— Mes amis ! La Cinémathèque a fait une erreur. Les bobines qu’on m’a livrées ne correspondent pas au titre prévu. Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive…

À raison de deux fois l’an, ça devenait même un classique. En novembre dernier, le Voyage au bout de l’enfer de Michael Cimino s’était égaré dans les boîtes du Voyage fantastique de Richard Fleischer, et quelques mois plus tôt, au lieu de voir le documentaire américain Punishment Park, le club s’était contenté de La Panthère rose s’en mêle. Il en fallait plus pour déstabiliser Alain, qui parvenait, par un exercice de jonglage périlleux, à justifier le changement de programme, à improviser une présentation sauvage, jusqu’à trouver des liens entre les deux films. Ce type de rétablissement après grand écart était devenu la spécialité de l’animateur. Quint regarda Fred avec un sourire de soulagement.

— Nous n’avons plus rien à faire ici. On rentre à la maison.

Alain se confondit en excuses auprès de son invité, proposa de prendre date pour une prochaine édition, et Fred, déçu de ne pouvoir entrer en scène, s’achemina vers la sortie sans un mot. Tom lui proposa d’aller boire un verre en ville.

— Restez au moins pour la séance, dit Alain, il s’agit aussi d’un film américain, sous-titré, vous ne serez pas venus pour rien.

Fred emboîtait le pas de Quintiliani. Il allait pouvoir passer ses nerfs sur un ou deux verres de bourbon, il allait agacer Tom avec son petit couplet sur le bon vieux temps, et ils rentreraient rue des Favorites comme les proches voisins qu’ils étaient.

— Restez, insista Lemercier, je suis sûr que le film va vous plaire, il s’agit des Affranchis de Martin Scorsese, ça parle de la mafia à New York. Vous verrez, c’est très drôle et très instructif.

Fred se figea tout à coup, un bras dans la manche du blouson, le geste suspendu. Son regard lui avait glissé du visage.

En tant qu’officier du FBI, Quintiliani avait appris à ne jamais paraître surpris et à faire face à l’imprévu avec sang-froid et méthode — le genre de type qui savait respirer par le ventre quand d’aventure le canon d’un.45 se plantait dans sa nuque. Or, à cette seconde précise, et malgré son aplomb face aux situations inattendues, il fut saisi à la fois par une forte bouffée de chaleur et un vent glacé au creux de ses reins : il transpirait.