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Fred se trahit par un sourire mauvais.

— Nous ne sommes pas si pressés, Tom…

— Je crois qu’il vaut mieux rentrer. D’ailleurs, ce film, vous le connaissez, non ? À quoi bon le revoir ?

Comme tous les mafieux, Fred adorait les films sur la mafia, la série du Parrain en tête de liste. C’était leur chanson de geste, elle leur avait donné une légitimité et les avait rendus lumineux aux yeux du monde. Entre confrères, ils n’aimaient rien tant que reprendre les dialogues du film à leur compte, en mimer certaines scènes, et parfois, seuls devant l’écran, la nuit, pleurer à la mort de Vito Corleone joué par Marlon Brando. Tous les autres films leur paraissaient bourrés d’invraisemblances, la plupart ridicules, avec leurs killers d’opérette et leurs costumes voyants. Le cinéma américain proposait des dizaines de ces inepties par an, anachroniques, grotesques, insultantes pour ceux de la Famille, les vrais, qui n’aimaient pas voir leur image tournée en dérision par Hollywood. Et quand bien même, ces caricatures de séries B les célébraient tout autant que le cinéma de prestige qui avait fait d’eux des demi-dieux.

Jusqu’aux Affranchis de Martin Scorsese.

Fred connaissait le film presque par cœur et le détestait pour cent raisons. On y réduisait les gangsters à ce qu’ils étaient vraiment : des ordures dont le seul idéal dans la vie est de se garer là où c’est interdit, offrir la plus grosse fourrure à leur femme, et, surtout, ne pas travailler comme ces millions de crétins qui se lèvent chaque matin pour gagner un salaire de misère au lieu de faire la grasse matinée dans des lits en or. Un mafieux, c’était ça, et Les affranchis le disait, enfin. Dépouillés de leur légende, n’apparaissaient plus que leur bêtise et leur cruauté. Giovanni Manzoni, Lucca Cuozzo, Joe Franchini, Anthony De Biase, Anthony Parish et toute la bande savaient désormais que leur aura de mauvais garçons ne brillerait plus comme avant.

Alors pourquoi ce film, ce soir-là ?

Un hasard ? Une inversion parmi d’autres ? Une anecdote à mettre sur le compte d’une défaillance humaine ? Pourquoi pas un autre film, n’importe lequel parmi des milliers ? La règle du jeu ? Lawrence d’Arabie ? La grande vadrouille ? Salopes en chaleur ? Du sang pour Frankenstein ? Pourquoi justement Les affranchis, ce film miroir qui renvoyait à Fred une image si odieuse, parce que si juste ?

— Je le reverrais volontiers, dit-il à Lemercier en retournant s’asseoir. Je ne connais pas grand-chose à ces histoires de gangsters, mais je peux essayer de répondre à quelques questions durant le débat.

L’animateur, ravi d’avoir rétabli la situation, retourna dans la salle de projection. Vexé comme rarement, Tom dut réfréner une pulsion de violence qui aurait pu laisser Fred groggy à terre. Lequel savoura cet accès de haine comme une liqueur de marque ; toute occasion de voir Quint dans un état pareil était un moment gagné sur l’adversité. Fred tenait là un moyen de se venger à sa manière d’un film qui l’avait dépossédé de son image de bandit d’honneur pour faire de lui un abruti caractériel.

— Au lieu de vous énerver, Tom, dites-moi si vous l’avez vu, ce film.

Quintiliani n’était pas homme de loisirs, il n’aimait ni la pêche ni le camping, et le sport lui servait uniquement à entretenir sa forme. Il passait son rare temps libre à lire des essais qui avaient tous plus ou moins à voir avec ses activités. Le cinéma ? Des souvenirs de drive-in où le film importait moins que la fille sur la banquette arrière, ou des films de salle de repos lors de ses stages de formation, et surtout quantité de films selon lui sans intérêt dans la plupart de ses déplacements en avion. Il avait pourtant vu Les affranchis et tous les autres films sur la mafia à des fins documentaires. Il lui fallait savoir d’où venaient les héros des types qu’il traquait, comprendre leur langage, intercepter des private jokes dont le cinéma était friand.

— Vous voulez vraiment jouer à ça ? chuchota-t-il à l’oreille de Fred.

Celui-ci connaissait par cœur le langage de Tom et traduisit la question par : Espèce d’enfoiré de Manzoni, si tu oses me faire ce coup-là, je vais te pourrir la vie à tel point que tu regretteras de n’avoir pas fini tes jours en taule.

— Ce sera l’occasion pour vous de me poser des questions qui vous taraudent depuis toujours, et peut-être, aujourd’hui, obtiendrez-vous des réponses, Tom. Ça valait le déplacement, non ?

Une suggestion que Tom entendit dans sa vraie forme : Va te faire foutre, putain de flic.

Les lumières s’éteignirent, le silence se fit, un faisceau lumineux vint blanchir l’écran.

* * *

Maggie gara sa voiture en face de la maison et fit un signe de la main à Vincent qui fumait une cigarette à sa fenêtre. À peine entrée dans le salon, elle se laissa tomber sur le canapé et ferma les yeux, encore toute remuée par cette sensation d’être passée de l’autre côté du miroir. Durant le trajet du retour, elle n’avait pu s’empêcher de repenser à cette salle prêtée à la section locale de l’Armée du Salut de Newark, où se réunissaient, chaque jour, les clochards, les errants, les homeless. Des tables en bois, des bancs, et tous ces gens assis, des heures durant, pour lutter contre le froid de l’hiver, l’ennui, la peur de la rue, et surtout, la faim. À travers la vitre crasseuse, elle jetait un œil vers cet aquarium de misère en se bouchant presque le nez rien qu’à en imaginer l’odeur. Plusieurs fois, elle avait eu envie de franchir cette porte pour éprouver le vertige du pire, et ce qui l’empêchait de faire ce pas n’était pas la peur de se confronter à la déchéance, mais une étrange sensation d’être allée plus loin qu’eux dans le renoncement. Ces hommes et ces femmes hirsutes gardaient une forme de dignité. Elle, non. Accepter le mode de vie et les valeurs de Giovanni Manzoni, c’était renoncer à toute forme d’amour-propre. Si les gueux du coin avaient pu soupçonner une telle faillite dans la vie de cette belle dame en manteau de fourrure, ils lui auraient fait l’aumône.

* * *

Au générique de fin, Lemercier retourna sur scène et saisit le micro pour débiter quelques généralités sur le film et son metteur en scène. Avant de donner la parole à ceux qui voulaient réagir, il se retourna vers Fred et l’invita à le rejoindre. On l’applaudit pour l’encourager, et, comme à l’accoutumée, Alain posa la première question.

— Quand on vit à New York, ressent-on la présence de la mafia telle que le cinéma aime nous la représenter ?

Par un geste réflexe qui trahissait son angoisse, Tom approcha la main de son holster.

— … La présence de la mafia ? répéta Fred.

Il comprenait à peine la question, trop abstraite, c’était comme lui demander s’il avait conscience d’un ciel au-dessus de sa tête et d’une terre sous ses pieds. Muet, le micro en main, il se sentit ridicule et se réfugia dans le silence de la réflexion.

La présence de la mafia…

Alain y vit comme une timidité due au barrage de la langue et lui vint en aide.

— Des types tels que les trois gangsters que l’on voit dans le film, on peut en croiser dans la rue ?

On peut en croiser dans la rue ?

À travers cette question, Fred entrevit le gouffre qui le séparerait à jamais du reste de l’humanité, celle qui marche du bon côté du trottoir. Si les gangsters jouissaient d’un pouvoir de fascination sur les honnêtes gens, ils n’avaient pas d’autre statut que celui de monstres de foire.

Quintiliani faillit lever la main pour prendre la parole. Non pour mettre un terme à cette mascarade, mais pour venir en aide à un pauvre type. Ah ça, faire le malin tout seul dans sa véranda, raconter sa vérité, la nuit, à un vieux tromblon mécanique, la belle affaire… Mais répondre de sa vie de gangster, un micro à la main, sur une scène, devant cinquante personnes, c’était comme repasser devant le grand jury. Fred ressemblait à un gosse qui piaffe à l’idée de réciter un poème en public et qui oublie jusqu’à son propre nom dès qu’il est au tableau.