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Tom, mortifié, cherchait un moyen de le faire taire. Le plus simple aurait été une balle entre les deux yeux, en finir une bonne fois pour toutes avec le calvaire que lui faisait subir Manzoni depuis qu’il avait croisé sa route.

— Qui était ce Fat Willy que vous venez de citer ? demanda une voix de femme.

— Fat Willy ? Que dire de Fat Willy… ?

Non ! Pas Fat Willy ! pensa très fort Tom. Mais Fred n’entendait rien d’autre que sa propre exaltation.

— Fat Willy était un capo, un chef, un peu comme le personnage de Paulie dans le film que vous venez de voir. Sa place dans la hiérarchie importait peu, Fat Willy était un type révolté par l’injustice. Il pouvait écraser une larme quand vous lui racontiez vos malheurs, mais il pensait avoir le droit légitime de vous étouffer si vous aviez arrondi votre ardoise au franc inférieur. On pouvait lui parler de tout, sauf de son poids, que personne ne connaissait précisément, on disait juste que Fat Willy était un pezzo da novanta, un type de plus de quatre-vingt-dix kilos — c’était le nom générique pour les gros bonnets, les caïds. Le gars était si impressionnant physiquement que quand il se déplaçait dans la rue, on aurait juré que c’était lui qui protégeait ses gardes du corps. Personne ne s’avisait de faire allusion à son embonpoint, ni ses fils, ni ses lieutenants, personne. Il suffisait qu’on lui tapote le ventre en disant : « Dis donc, tu te portes bien, Willy ! », on prononçait là ses dernières paroles.

Hors de lui, Tom faillit se lever pour intervenir. Fred omettait de dire que Fat Willy avait été un des premiers repentis pris en charge par le programme Witsec. Pour le rendre méconnaissable, le FBI lui avait imposé un régime draconien qui lui avait fait perdre des dizaines de kilos. Dès le jour de sa première sortie en ville, Fat Willy, Guglielmo Quatrini de son vrai nom, avait filé chez un marchand de donuts pour y engloutir l’équivalent de ce qu’il avait perdu.

— Avec ses dents du bonheur, poursuivait Fred, Willy souriait à la vie. Toujours aimable, toujours de bonne humeur, toujours une parole charmante aux dames et une bise sur la joue des enfants, toujours content. On ne l’a vu qu’une seule fois cesser de sourire, c’est le jour où un de ses fils s’est fait kidnapper. Les types avaient demandé une énorme rançon mais Willy avait tenu bon, et jusqu’au bout, même quand il avait reçu une phalange du gosse dans une boîte à fil dentaire. Il a non seulement récupéré son fils vivant, mais il a réussi à mettre la main sur les deux ravisseurs. Il s’est enfermé avec eux, dans sa cave, à mains nues. Vous me croyez si vous voulez. À mains nues ! Eh bien, la suite, personne ne la connaît, mais son voisin le plus proche est parti en week-end pour ne plus entendre les cris qui montaient de la cave de Willy.

Cinquante silhouettes inertes. Cinquante personnes suspendues aux lèvres de l’homme sur scène. Un vent de stupéfaction passait dans les rangs et nul n’osait bouger ni faire un commentaire. Oubliés, le débat, la concertation. Une voix s’exprimait, il fallait écouter.

Un spectateur se leva discrètement et sortit téléphoner à sa femme qui assistait, à cent mètres de là, à la réunion mensuelle des militants de la liste écologique aux prochaines élections municipales. En substance, il lui dit qu’il se passait « quelque chose » au ciné-club à ne rater sous aucun prétexte. Elle regarda sa montre et proposa à l’assistance d’aller faire un tour dans la salle des fêtes.

* * *

Maggie, lasse d’observer à la jumelle, se tenait maintenant devant la console d’écoute, un casque sur les oreilles, et se laissait absorber par les conversations de ses voisins. Elle venait d’apprendre que M. Dumont, le réparateur de motos, prenait des cours de chinois depuis plus de dix ans sans aucune raison apparente, et que sa femme n’était pas sa femme mais sa cousine, que la mère célibataire du 18 allait une fois par mois à Rouen fleurir la tombe de Flaubert, que le professeur de français avait un train de vie bien supérieur à ses revenus et gagnait des fortunes en jouant au tarot dans l’arrière-salle de la seule boîte de nuit de la région, que Mme Volkovitch se rajeunissait de dix ans auprès des administrations, et que Myriam, du 14, consacrait tout son temps libre à rechercher son vrai père afin, disait-elle, de lui « faire cracher des aveux de paternité ».

À chaque séance, elle en apprenait un peu plus sur la nature humaine, ses motivations, ses moteurs, ses angoisses, et aucun livre, aucun reportage ne lui aurait donné meilleure approche.

— C’est le jeune informaticien qui laisse un message au service des petites annonces du Clairon de Cholong, fit-elle en ôtant ses écouteurs.

Donne ordinateur PC XT, avec écran 14’’ et imprimante à jet d’encre bon ét. Un matériel obsolète dont il n’aurait rien tiré chez un revendeur d’occasion, mais qui pouvait faire le bonheur d’un particulier sans le sou. Voilà bien ce qui épatait le plus Maggie, ces actes gratuits, ces petites attentions à l’autre. Si elle se sentait appelée par les grandes causes humanitaires, elle avait encore tant à apprendre de ces gestes si discrets et si justes qui relevaient plus du bon sens que de la solidarité. Ces gestes-là prenaient les formes les plus inattendues. Ainsi son voisin Maurice, propriétaire de La Poterne, l’autre grand café de Cholong, avait-il entendu parler, lors de ses vacances à Naples, d’une très ancienne coutume que pratiquaient encore quelques bistrotiers de là-bas. Compte tenu du prix de l’expresso au comptoir (une misère ou un peu moins), il n’était pas rare de voir des clients débarrasser le fond de leurs poches d’un peu de mitraille et payer deux cafés en n’en buvant qu’un ; le serveur notait alors sur une ardoise un café gratuit réservé à un indigent de passage. Maurice, un homme ni spécialement généreux ni attentif à la pauvreté ambiante, avait trouvé l’idée intéressante et s’était mis en tête de l’appliquer. Il fut le premier surpris de constater que bien des clients s’amusaient à jouer le jeu. Pour avoir voulu instaurer une coutume en parfaite contradiction avec son époque, et vouée à l’échec aux yeux des sceptiques, Maggie avait fait de Maurice un de ses héros dans la vie réelle.

* * *

Quint méditait sa vengeance. L’homme qui, sous ses yeux, s’exprimait avec l’aisance d’un maître de conférence allait payer cher son numéro. Tom oubliait parfois l’étonnante bêtise des gangsters et leur goût pour la forfanterie qui, bien souvent, les perdait.

— Si on peut en croiser dans la rue ? C’est ce que vous me demandez ? Vous avez déjà entendu parler de Brownsville ? C’était un peu le West Point des affranchis : quand on y avait fait ses classes, on pouvait prétendre aux plus hautes fonctions. À la grande époque, dans ce petit quartier d’environ dix kilomètres carrés à l’est de New York, vous auriez pu croiser dans la rue un Capone, un Costello, un Bugsy Siegel — le type qui a fondé Las Vegas —, un Louis « Lepke » Buchalter, ou un Vito Genevose, qui a inspiré le personnage de Vito Corleone dans Le parrain. Ça, c’est juste histoire de citer les figures de légende, mais je pourrais également vous parler de sans-grade à qui l’on doit aussi les grandes heures de la Cosa Nostra. À Brooklyn, vous auriez pu croiser quantité de ces gars qui n’avaient même pas d’existence légale ! Aucun document administratif ne permettait de les identifier, sauf peut-être un casier judiciaire qu’ils inauguraient vers l’âge de quinze ans. Il n’y a pas que dans les rues que vous auriez pu en croiser, tenez, par exemple, un gars comme Dominick Rocco dit The Rock avait été capable de liquider un type dans une salle de cinéma, comme nous ici ce soir, à coups de piolet dans la tête sans que personne s’en aperçoive.