Выбрать главу

Au troisième rang, M. et Mme Ferrier, habitués du ciné-club, se regardaient l’un l’autre, incrédules.

— Tu trouves pas qu’il en fait beaucoup ?

— C’est un écrivain, chéri. Plus c’est extravagant, et plus ça l’amuse de nous y faire croire.

Le public avait triplé depuis maintenant une heure que Fred parlait. L’information s’était propagée et les curieux arrivaient des restaurants et des cafés environnants. À plusieurs reprises, il eut envie de noter une anecdote qui aurait eu sa place dans ses Mémoires, mais il préférait poursuivre et pousser toujours plus loin un exercice qui laissait son auditoire subjugué. Tom quant à lui se voyait déjà contacter la base de Quantico pour en référer à ses supérieurs, mais comment leur annoncer que Fred, non content de transformer son passé de mafieux en littérature, venait de se lancer dans un one-man-show qui aurait pu remplir le Caesar’s Palace ?

* * *

Di Cicco était allé s’étendre dans la pièce mitoyenne et Caputo, devant une télé privée de son, avait oublié la présence de Maggie. À force d’écouter et d’observer les foyers alentour, les idées les plus folles lui traversaient l’esprit. Exaltée par une utopie que seuls les verres de grappa pouvaient excuser, elle imagina son quartier comme une zone franche qui n’obéirait plus aux diktats de l’indifférence. Les joues en feu, le cœur chaud, elle se mit à rêver d’un tout petit coin sur terre où régnerait une haute idée de la communauté et des rapports humains. Juste deux ou trois rues perdues où chaque habitant remettrait en question sa seule et unique logique pour s’interroger sur celle du voisin. Dans son petit éden, tous les moyens seraient bons pour aller vers l’autre. On pourrait avouer une faiblesse ou reconnaître une erreur avant de sombrer dans l’obstination. Affirmer qu’on peut se remettre de tout. Approcher celui qu’on redoutait sans le connaître. Assister, malgré l’envie de fuir, une âme en détresse. Oser exprimer ce qui n’allait plus. Gratifier ceux qui ne le sont jamais. Intervenir dans un conflit pour jouer le médiateur. Payer une dette à celui qui ne la réclamait plus. Encourager le penchant artistique d’un proche. Répandre une bonne nouvelle. Se défaire d’une habitude horripilante pour l’entourage. Transmettre un savoir avant qu’il ne se perde. Rassurer un vieillard. Faire un si petit sacrifice qu’on ne s’en apercevrait même pas. Sauver une vie lointaine en se privant d’un énième gadget inutile, et tant d’autres qui restaient à inventer.

Maggie, dans un élan lyrique, voyait ce petit monde-là tourner rond, il lui suffisait de rendre sa propre générosité contagieuse, de concentrer ses efforts sur un seul quartier dans l’espoir de voir se répandre l’épidémie dans les quartiers environnants, puis dans la ville entière, puis dans le reste du monde. La larme à l’œil, Maggie proposa à Di Cicco de trinquer une dernière fois, peu pressée de redescendre sur terre.

* * *

...Tony était célèbre pour les interrogatoires musclés qu’il faisait subir aux indicateurs présumés, c’est pas pour rien qu’on l’appelait le Dentiste. Il a fini lieutenant de Carmine Calabrese. Chez les affranchis, c’était comme devenir fonctionnaire. Sa carrière ne connaîtrait pas d’ascension fulgurante, mais il se mettait à l’abri de bien des soucis. Un choix que les autres wiseguys respectaient. Et pourtant, il avait l’étoffe d’un bon capo, et Dieu sait ce qu’il aurait pu inventer pour consolider l’Empire.

Tom se devait de créer une diversion afin que cesse cette insupportable logorrhée, ce prodige de vantardise et d’ignominie qui allait tout foutre par terre. Une diversion ? Mais laquelle, nom de Dieu ? Comment faire taire ce salaud-là ?

Un spectateur réussit ce tour de force en levant la main.

— S’il y a bien un phénomène que le cinéma nous renvoie à propos des gangsters et des mafieux, c’est cette idée de rédemption. Comme si, depuis une trentaine d’années, ils cherchaient le rachat par tous les moyens.

— Rédemption ? Je ne suis pas certain que la plupart de ces types sachent ce que le mot veut dire. Franchement, vous vous laissez avoir par toutes ces conneries ? Pourquoi un individu qui fait exploser la tête de son meilleur ami à cause d’une histoire de bookmaker aurait-il besoin de se prendre pour le Christ ? C’est des intellectuels qui ont inventé ça, la culpabilité. Allez en toucher deux mots à Gigi Marelli, un exécuteur de quatorze ans, un baby killer comme on les appelait. On le surnommait « Lampo », l’éclair. Six ou sept contrats par an en moyenne, ce gosse avait deux gorilles qui veillaient sur lui en permanence. Un jour, il a hérité d’un contrat spécial : son père en personne, son père qu’on lui demandait de liquider. Le vieux avait fait des conneries, et le capo de l’époque voulait absolument que ce soit son propre fils qui fasse le job. Chose faite, Gigi est allé lui-même l’annoncer à sa mère. Tous les deux se tenaient dans les bras le jour de l’enterrement. Culpabilité ? C’est des tragédies grecques tous les jours, à Brooklyn et dans le New Jersey, de quoi écrire des pièces et créer de nouvelles théories pour les psychiatres.

Quint saisit son téléphone, appela le QG et tomba sur Di Cicco.

— Allez me réveiller Maggie.

— … Elle est là.

— Passez-la-moi immédiatement.

Dans le public, vingt mains s’étaient levées, impatientes. Le tam-tam s’était fait entendre en ville et la salle des fêtes se remplissait à vue d’œil. La scène avait rendu Fred incandescent. Sa performance tenait à la fois du théâtreux et du conteur, un mélange de confession déguisée et de dramatisation. La lumière le lavait de ces dernières années de rancœur et de renoncement.

— Alors, pour répondre à votre question du début, oui, des affranchis, on peut en croiser dans la rue. Vous voulez des noms ? James Alegretti dit Jimmy the Monk, Vincent Alo dit Jimmy Blue Eyes, Joseph Amato dit Black Jack, Donald Angelini dit The Wizard of Odds, Alphonse Attardi dit The Peacemaker…

Tom craignait la suite logique d’une telle prestation, l’inévitable moment où, emporté par sa propre confession, exultant, Fred allait se trahir.

— … John Barbato dit Johnny Sausages, Joseph Barboza dit Joe the Animal, Gaetano Cacciapoli dit Tommy Twitch, Gerald Callahan dit Cheesebox, William Cammisario dit Willie the Rat…

La toute dernière à pousser les portes de la salle des fêtes fut Maggie. Elle s’avança lentement dans l’allée sans quitter des yeux cet homme sur scène qui lui en rappela un autre, un Giovanni dont elle était tombée amoureuse longtemps auparavant. Pourquoi lui, pourquoi ce castagneur de Manzoni qui traînait avec des voyous de son espèce ? Personne ne détenait la réponse sinon elle-même. Elle le connaissait de réputation et l’avait vu pour la première fois dans un bal donné à l’occasion de la fête de San Gennaro, sur East Huston Street. Elle l’avait regardé boire avec ses copains et courir le jupon, et puis, tard dans la nuit, quand une poignée de demoiselles ne demandaient qu’à être raccompagnées par le beau Giovanni, il avait invité à danser Maria la Ciociara, une jeune femme au visage ingrat qui avait fait tapisserie toute la soirée. En le voyant prendre dans ses bras cette fille qui n’en revenait pas, Livia avait senti battre son cœur.

— Frank Caruso dit Frankie the Bug, Eugene Ciasullo dit The Animal, Joseph Cortese dit Little Bozo, Frank Cuccharia dit Frankie the Spoon, James De-Mora dit Machine Gun, et des centaines d’autres. La plupart d’entre eux n’avaient pas les costumes à rayures et les cravates voyantes qui auraient permis de les identifier, il fallait être soi-même un affranchi pour en repérer un autre, sinon, vous les auriez pris pour de braves pères de famille qui rentraient du travail, exactement ce qu’ils étaient, du reste. Et parmi tous ceux-là, je voudrais accorder une mention spéciale à un chef de clan de Newark, un gars à part. Il était marié à la plus douce des femmes, qui lui avait fait deux beaux enfants, une fille et un fils. Il faut que je vous parle de cet homme, de la façon dont il prenait à cœur tout ce qui se jouait sur son territoire…