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Un groupe de filles de la classe de Belle, curieuses des nouvelles têtes, l’approchèrent pour faire connaissance. M. Mangin, leur professeur d’histoire et géographie, vint les chercher, et salua mademoiselle Belle Blake avec une touche de cérémonie. Elle quitta son frère en lui souhaitant bonne chance d’un geste incompréhensible pour qui n’était pas né au sud de Manhattan. Mme Arnaud vint annoncer à Warren qu’il n’avait pas cours avant 9 heures et lui demanda d’aller patienter dans la salle de permanence. Il préféra fureter dans l’établissement pour repérer les lieux et délimiter les contours de sa prison. Il entra dans le bâtiment principal du lycée, un bloc circulaire en épi surnommé « la Marguerite », avec, au centre, un hall pensé comme une ruche, qui accueillait les élèves de second cycle, autorisés à fumer, traîner hors de la permanence, draguer, placarder des affiches et organiser des assemblées générales — l’apprentissage de l’âge adulte. Warren s’y retrouva seul, devant un distributeur de boissons chaudes et un grand panneau qui demandait le concours de tous pour la traditionnelle fête de l’école prévue le 21 juin. Il enfila des couloirs, ouvrit quelques portes, contourna des groupes d’adultes, aboutit dans un gymnase où s’entraînait une équipe de basket et la regarda jouer un moment, intrigué, comme toujours, par le manque de coordination des Français. Un de ses plus beaux et derniers souvenirs américains n’était-il pas ce match qui opposait les Chicago Bulls aux Knicks de New York, où il avait vu de ses yeux Michael Jordan en personne, la légende vivante, s’envoler d’un panier à l’autre ? De quoi regretter la terre natale une vie entière.

Une main sur son épaule le tira de ses rêveries. Il ne s’agissait pas d’un surveillant ou d’un professeur chargé de le ramener dans le rang, la main était celle d’un élève qui mesurait une tête de plus que lui, accompagné de deux acolytes qui flottaient dans des survêtements trop grands. Warren avait la morphologie de son père, le type petit brun sec, il en avait aussi la gestuelle pondérée, une économie naturelle de mouvements. On lisait de la gravité dans son regard déjà fixe, presque immobile, peut-être celui du contemplatif, pour qui la réaction n’est pas la première réponse à l’action. Sa propre sœur lui assurait qu’à l’âge d’homme il serait beau, grisonnant, marqué, mais que d’ici là il lui faudrait mériter ce visage.

— C’est toi l’Américain ?

Comme pour chasser une mouche, Warren dégagea la main de celui qu’il prit, à juste titre, pour le meneur. Les deux autres, postés en lieutenants, attendaient prudemment la suite. Malgré son jeune âge, Warren connaissait bien cette intonation, l’injonction peu sûre d’elle-même, l’autorité que l’on tente, à tout hasard, pour tester une limite. La pire de toutes les agressions, la plus cauteleuse, celle des lâches. Passé un instant de surprise, l’Américain hésita à répondre. D’ailleurs, ce n’était pas une question et peu importait ce que lui voulaient ces trois-là, ils n’étaient pas apparus par hasard. Pourquoi moi ? se demanda-t-il. Pourquoi l’avait-on cueilli, lui, dès son arrivée ? Pourquoi, en moins d’une demi-heure, avait-il attiré à lui un début de menace imbécile qui, encouragée par son silence, allait vite se préciser ? Il détenait la réponse, une de celles qui pouvaient le faire passer à côté de l’enfance.

— Qu’est-ce que vous me voulez ?

— T’es américain. T’es riche.

— Arrêtez ces conneries et dites-moi ce que c’est, votre business.

— Tes parents, ils font quoi ?

— Qu’est-ce que ça peut bien vous foutre ? Votre petite combine c’est quoi ? Racket ? Au coup par coup ou au forfait ? Vous êtes trois, six, vingt ? Vous réinvestissez dans quoi ?

— … ?

— Organisation zéro. J’en étais sûr.

Aucun des trois ne comprit un traître mot ni d’où lui venait cet aplomb. Le meneur se sentit insulté, regarda alentour, attira Warren en contrebas d’un couloir désert qui menait au réfectoire et le bouscula si fort qu’il se retrouva allongé sur un petit muret.

— Fous-toi de ma gueule, toi, le nouveau.

Et les trois unirent leurs efforts pour le faire taire, à coups de genou dans les côtes et de poings lancés au petit bonheur en direction du visage. L’un d’eux finit par s’asseoir sur sa poitrine, lui fouilla les poches et y trouva un billet de dix. Le souffle coupé, le visage en feu, Warren se vit réclamer la même somme pour le lendemain, comme un droit d’entrée au lycée Jules-Vallès. Retenant ses larmes, il leur promit de ne pas oublier.

Warren n’oubliait jamais.

* * *

Dans son écrin de bocage, Cholong-sur-Avre est une ancienne place forte médiévale. Elle a connu son apogée à la fin de la guerre de Cent Ans, au début du XVIe siècle, et compte aujourd’hui sept mille habitants. Ses maisons à colombages, ses hôtels particuliers du XVIIIe siècle, ses ruelles traversées de canaux, font de Cholong-sur-Avre un ensemble architectural remarquablement conservé.

Maggie ouvrit son dictionnaire de poche au mot « colombage » et se fit une idée précise de ce qu’il recouvrait en longeant la rue Gustave-Roger ; la plupart des maisons, à l’armature en poutres apparentes, ne ressemblaient à rien de connu dans ses souvenirs. En cherchant son chemin vers le centre-ville — Cholong avait la forme d’un pentagone délimité par quatre boulevards et une nationale —, Maggie emprunta plusieurs rues entièrement bâties sur le même principe : une perspective qu’elle sut apprécier. En gardant un œil sur le guide, elle se retrouva sans vraiment la chercher sur la place de la Libération, le cœur de Cholong, un parvis disproportionné pour d’aussi délicates ruelles. Deux restaurants, plusieurs cafés, une boulangerie, le syndicat d’initiative, une maison de la presse et quelques bâtiments typiques bordaient une gigantesque place rectangulaire qui servait de parking hors des jours de marché. Après avoir acheté la presse locale, Maggie s’installa à la terrasse du café Le Roland Fresnel, où elle commanda un double express allongé. Elle ferma un instant les yeux et poussa un soupir, prête à savourer ce trop rare moment de solitude. Si, dans l’ordre des priorités, elle privilégiait les moments passés en famille, les moments passés sans arrivaient tout de suite après. La tasse en main, elle feuilleta La Dépêche de Cholong puis Le Réveil normand, édition Eure, une autre façon de faire connaissance avec sa nouvelle terre d’accueil. À la une de La Dépêche, la photo d’un monsieur de soixante-cinq ans, natif de Cholong, ancien champion régional de demi-fond, qui participait aux championnats du monde senior, en Australie. Amusée par le personnage, Maggie lut l’article in extenso et en comprit l’essentiel : un homme que sa passion avait fait courir une vie entière vivait l’aboutissement de ses rêves à la fin de son parcours. Adolescent, M. Christian Mounier avait été un coureur tout juste honorable. À l’âge de la retraite, il était devenu un champion de niveau international qui concourait à l’autre bout du monde. Maggie se demanda si la vie offrait une session de rattrapage, ou une chance quelconque de se distinguer sur le tard. Elle s’amusa à y croire juste le temps de tourner la page. Suivait une longue rubrique de faits divers, inventaire des petits larcins locaux, dont l’agression d’un garagiste, plusieurs vols dans un lotissement voisin, une ou deux scènes de ménage dramatisées, et quelques bouffées délirantes. Maggie n’en comprenait pas toujours le détail et se demandait pourquoi les rédacteurs tenaient à donner la meilleure place du journal à toute cette triste et banale misère quotidienne. Elle hésita entre plusieurs réponses : la violence de proximité est ce qui intéresse le plus le lecteur qui adore s’indigner ou se faire peur. Ou bien : le lecteur aime à penser que sa ville n’est pas l’antre de l’ennui et qu’il s’y passe autant de choses qu’ailleurs. Ou encore : l’homme rural constate un peu plus chaque jour qu’il subit les inconvénients d’une métropole sans profiter de ses avantages. Il y avait une dernière hypothèse, la plus triste, l’éternel poncif : rien n’est plus passionnant que le malheur des autres.