Ils s’étaient mariés quatorze ans plus tôt, à Paris, où il avait décroché une place de cadre dans une société de machines à coudre et où elle terminait ses études de droit. Deux ans plus tard, Philippe se vit proposer le poste de directeur commercial d’une toute nouvelle manufacture qui ouvrait dans l’Eure, au moment même où Sandrine avait l’occasion de s’associer à un cabinet spécialisé dans le droit du travail : un choix devait être fait. Le petit Alexandre allait débouler dans leur vie et, sans trop de remords, Sandrine décida de quitter robe et barreau pour installer sa famille à Cholong afin que son cadre de mari puisse se consacrer pleinement à ses nouvelles fonctions.
— C’est juste une question de trois ou quatre ans, chérie. Tu pourras retrouver un cabinet dans la région, non ?
Non, elle ne retrouva rien dans la région, et quand bien même, à la naissance de Timothée, il n’en fut plus question. Mais pas un seul instant elle n’avait regretté sa décision ; renoncer à sa carrière pour les meilleures raisons du monde n’était pas un réel sacrifice. Pour Sandrine, une autre idée du bonheur s’imposa vite dans cette grande maison qui aurait pu les mettre à l’abri tous les quatre une éternité durant.
Jusqu’au jour où un ingénieur français de la société de son mari inventa un astucieux procédé permettant de gagner vingt à trente secondes dans l’assemblage des fermetures Éclair, ce qui, par jour et par ouvrier, pouvait rapporter des sommes colossales à la confection industrielle.
La plupart des pays d’Asie s’étaient portés acquéreurs du brevet, et le brillant Philippe Massart se trouva mandaté pour conquérir les nouveaux marchés du bout du monde. Incapable de déléguer, Philippe prit l’habitude de finaliser lui-même chaque contrat. Il partait désormais trois ou quatre fois par mois pour des séjours de trois jours pleins par escale, parfois davantage quand il décidait de faire coïncider deux destinations cumulables en moins de trois vols. Pire encore que l’absence, Sandrine supportait de moins en moins chez lui les effets d’un décalage horaire qui s’étirait juste assez pour faire le lien entre deux voyages.
Ce matin-là, il partait pour Bangkok conclure un accord qui allait permettre à la boîte d’investir à la source, chez le fabricant, et ouvrir de nouveaux secteurs, autant dire l’aboutissement d’une longue stratégie qui le ferait grimper dans la hiérarchie sans le moindre risque d’en dégringoler ; les préparatifs de départ n’en étaient que plus délicieux. Devant un tel spectacle, Sandrine vivait une sorte de résignation muette qui annonçait la triste suite et fin de leur histoire commune.
— Chérie ? Tu n’aurais pas vu mon guide ? Le nouveau, je veux dire.
Il l’avait potassé, la veille, dans le lit. Le sommeil avait tardé à venir. L’exaltation. L’époque Guide du routard de l’Asie du Sud-Est était révolue, s’ouvrait celle du Michelin et ses hôtels de luxe, ses plages paradisiaques. À son dernier voyage il avait trouvé le temps d’en goûter une et se promettait d’y retourner très vite.
— À mardi, chérie. S’il y a un changement, je t’appelle.
Il ne lui restait plus qu’à passer sa veste en flanelle grise, glisser son billet dans une poche intérieure, et embrasser sa femme.
— Un changement ?
— Perseil m’a laissé entendre qu’il serait bon de faire un aller-retour Bangkok-Chiangmai pour régler un truc avec le fournisseur. De toute façon, je t’appelle.
D’un geste encore affectueux, Sandrine ajusta le col de son mari et lui sourit pour la première fois de la matinée. Dans l’entrebâillement de la porte, il déposa un baiser sur sa joue et se dirigea vers le taxi qui attendait.
— Chéri ! J’allais oublier ! mentit-elle en saisissant une revue pliée dans la poche de sa robe de chambre. Cette année, Alex a participé au journal de l’école, un poème qu’il a écrit et qu’ils ont retenu parmi beaucoup d’autres ! Ça lui ferait plaisir que tu le lises. Si tu t’ennuies pendant le voyage…
Pris au dépourvu, il saisit La Gazette de Jules-Vallès sans savoir qu’en faire et la glissa dans sa serviette.
Son avion décolla à l’heure, le temps était clair, la classe affaires presque vide et l’hôtesse jolie à croquer. S’ennuyer pendant le voyage ? Si Sandrine savait… Si elle pouvait s’imaginer… Non, il valait mieux qu’elle n’imagine rien. Les révélations tardives sont les plus violentes, et Philippe Massart venait de comprendre, du haut de ses quarante-quatre ans, qu’il était fait pour ça, les vols, les transits, les affaires, les interprètes, l’english fluently, les Hilton à peine traversés, les pays tout juste survolés, les dîners effleurés, seules comptaient la vitesse, la distorsion du temps et des distances. Philippe Massart ne connaissait rien de plus beau au monde qu’un attaché-case ouvert sur le lit d’une suite au Sheraton de Sydney. Du reste, tout dans sa nouvelle vie lui paraissait esthétique, à commencer par les gestes qu’il se voyait faire, il y en avait tant, ceux du départ n’étaient qu’un prélude, d’autres venaient en leur temps, et le temps passait vite entre les fuseaux horaires. Au déjeuner, une coupe de champagne en main, il consulta le menu sans pouvoir se décider entre le pavé de morue et le carré d’agneau, et demeura le plus longtemps possible sur cette douce hésitation, le front collé contre le hublot. En attendant qu’on vienne le servir, il feuilleta Air France Magazine et resta un instant en émoi devant la photo d’une beauté indienne en costume traditionnel qui illustrait un article sur les industries textiles de Madras ; la silhouette de Sandrine, dans sa robe de chambre en pilou, lui revint en mémoire. Il l’aimait, là n’était pas la question. En quatorze ans de mariage, ils avaient vécu tant de choses et en avaient surmonté tant d’autres. Oui, je l’aime. Il s’accrocha un instant à cette certitude en essayant d’en retrouver l’évidence. Il l’aimait. C’était un fait acquis. Il ne pouvait pas douter de cet amour pour elle. Et d’ailleurs, comment peut-on douter d’un amour ? Quels sont les signes ? De toute façon, même s’il en trouvait, il ne pourrait s’y fier. Quel couple n’est-il pas soumis à l’érosion ? Comment les gestes d’affection, quatorze ans plus tard, pourraient-ils être les mêmes ? Les érections rien qu’à la voir choisir un soutien-gorge, les rafales de bisous sans aucune raison, les étreintes en public qui frôlaient l’indécence. Tout ça n’était plus, mais tout ça avait été, c’était le plus important. Oui, il l’aimait encore, mais autrement. Il admirait toujours autant sa silhouette, malgré les années, il la trouvait même plus attendrissante qu’avant. Il aimait Sandrine, pas besoin d’y revenir. J’aime ma femme. Se poser la question en devenait absurde. Il l’aimait, ça ne devait pas être remis en question. Il l’aimait, même si le désir n’était plus vraiment là. Même s’il lui arrivait de songer à d’autres femmes. Songer, juste. Il n’avait jamais trompé Sandrine. Ou bien en toute extraterritorialité, ce qui ne comptait pas. Il l’aimait, cela voulait sans doute dire quelque chose, même de nos jours, non ? Il l’aimait, le problème était ailleurs. Aussi paradoxal que cela fût, il la sentait moins présente. Il avait beau parcourir le globe pour le compte de sa société, c’était bien elle, Sandrine, qu’il ne sentait plus à ses côtés. Depuis que sa carrière avait pris un coup d’accélérateur, elle regardait de loin ce qui lui arrivait et jouait de moins en moins ce rôle de partenaire qui veille sur la base. Leur équipe ne gagnait plus. Désormais, il devinait Sandrine bien plus préoccupée par le devenir d’Alex et de Timothée que par le sien. À croire qu’on commençait à l’oublier, lui, à force de le voir partir. Ce serait un comble, mais ce serait aussi l’explication la plus simple. Lui qui travaillait tant pour le seul bonheur des siens. En terminant sa charlotte aux poires, une certitude lui apparut tout à coup : ceux qui partent au front sont condamnés à la solitude.